C’est l’idéal que Nietzsche proposait à l’homme : s’affranchir des normes morales et sociales, échapper à ce qu’il appelle la « moraline », le désir de tout justifier et contrôler, qui entrave l’élan vital : bref, se situer « par-delà le bien et le mal », et entrer par là dans la catégorie des hommes supérieurs, à qui tout est permis.
J’ai pensé à tout cela en voyant le dernier film passionnant et diabolique de Woody Allen, L’Homme irrationnel. Le héros est un professeur de philosophie dépressif, qui constate qu’aucune morale humaine n’a jamais pu empêcher le mal de triompher dans l’histoire. Aussi décide-t-il de commettre lui-même un assassinat, jugeant celui qu’il choisit pour victime comme indigne de vivre : par son acte, en se comportant en justicier, il retrouvera sa propre estime. Ce qui effectivement se produit : de psychasthénique et découragé qu’il était, le voilà désormais tout rempli d’élan et d’énergie, ayant franchi la barrière des codes moraux ordinaires.
J’ai pensé au cas de Raskolnikov dans Crime et Châtiment de Dostoïevski, qui assassine la vieille usurière simplement pour se prouver qu’il est un homme supérieur, vérifiant ainsi les idées de Nietzsche. Il y a aussi le cas de Lafcadio commettant un acte gratuit comparable dans Les Caves du Vatican de Gide, et au cinéma celui du héros assassin cynique de La Corde, d’Hitchcock, ou encore celui du chauffeur de taxi dans Taxi Driver de Martin Scorsese, qui se comporte lui-même en Ange exterminateur pour remplacer une morale qu’il juge absente ou inefficace.
Le film de Woody Allen pose le problème suivant : peut-on, même si les morales humaines sont défectueuses et souvent impuissantes, s’en affranchir totalement, même si on y gagne d’échapper à la dépression où mène cette constatation, de se sentir enfin vivre ? Sans déflorer la fin du film, il me suffira de dire que le héros y subira le sort de l’« arroseur arrosé ». Le titre signifie sans doute que les normes et codes, malgré leurs imperfections, ont tout de même une certaine rationalité, et que passer « de l’autre côté » (on the wild side) condamne à une explosion de toute humanité en nous. À se vouloir surhomme, on devient sous-homme.
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