C’est une photo que l’on fait de soi-même, au moyen par exemple d’un téléphone portable, pour ensuite être diffusée sur Internet, à l’adresse des réseaux sociaux. Le néologisme est forgé sur l’anglais. Les Canadiens francophones, qui ont à se défendre plus que nous contre cette langue envahissante, ont forgé le mot d’« egoportrait », qui nous est évidemment bien plus compréhensible. Mais il est vrai qu’« autoportrait » existait aussi chez nous, depuis longtemps.
La mode du selfie relève de cette tendance de la modernité à se mettre en scène et à se contempler de façon complaisante en n’importe quelle occasion, de ce que Castoriadis appelait la « montée de l’insignifiance », et aussi de cet éthos de l’amusement constant et systématique que Baudrillard appelait la fun morality. C’est une sorte d’onanisme numérique, où l’estime de soi est mesurée au nombre de Like sur Facebook. Se vérifie bien la prédiction de Warhol, selon lequel chacun aujourd’hui peut avoir son quart d’heure de célébrité. L’indigence du contenu importe peu : n’importe quoi convient, anything goes. Ce qui compte, c’est uniquement la promotion superlative du moi, même quand on photographie ses pieds et les expose à tout le monde, dans cette foire de la débilité qu’est très souvent la Toile.
Dans le selfie, parfois, l’arrière-plan est supposé compter. Mais qu’importe qu’on y voie la Joconde, par exemple, si c’est pour lui tourner le dos et sourire niaisement à l’objectif ! Seul est signifié un « Je fus là », et non pas un « Jai vu ceci ». Et tout se ramène finalement à un : « Voyez-moi !»
Les cultures authentiques se mettent en question dans leurs autoportraits. Voyez ceux de Rembrandt, par exemple, où se creuse jusqu’à l’abîme l’énigme du moi. Le « miroir » se fait accusateur, et non pas flatteur. C’est que l’homme s’y mesure à un idéal dont il constate, hélas !, la disproportion avec ce qu’il est. Aussi, au narcissique « Ah ! Je ris de me voir si belle en ce miroir ! », il faut préférer l’insatisfaction, car elle est constitutive de l’humain, celle par exemple de Baudelaire : « Ah ! Seigneur, donnez-moi la force et le courage / De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût ! »
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Nota : Un recueil de toutes les chroniques précédentes, que j'ai données à Golias Hebdo de fin décembre 2008 à début mars 2014, est disponible en version enrichie, avec regroupement thématique des notions, et assorti de nombreux liens internes et externes facilitant son exploitation, sous forme de livre électronique multimédia :
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