Elle constitue la personne, au point que l’amnésique est dépossédé de lui-même, comme il se voit dans Le Voyageur sans bagage, d’Anouilh. Il y a bien sûr le cas tragique des personnes atteintes d’Alzheimer, qui semblent vérifier à leur façon la phrase évangélique, en ne sachant « ni le jour ni l’heure » (Matthieu 25/13). Plus généralement il y a quelque chose de catastrophique à oublier les leçons de l’Histoire. « Ceux qui ne se souviennent pas du passé, disait Santayana, sont condamnés à le revivre. » Cette leçon, hélas ! devrait être méditée par beaucoup de nos contemporains, qui vivent pour le seul instant. Surtout dans les circonstances actuelles, où pour reprendre le mot de Pascal nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.
Nulle pensée n’est possible qui ne soit irriguée par la mémoire, qui ne s’appuie sur d’autres pensées. La colombe, disait Kant (encore un souvenir !) s’appuie sur l’air pour voler. Dans le vide, elle tomberait. C’est à quoi j’ai songé aussi en apprenant que l’on voudrait généraliser à l’école l’usage de la récitation. Je suis absolument d’accord avec ce projet, et m’étonne que la récitation de textes appris par cœur ait été si imprudemment abandonnée. Quel esprit obtus a dit que savoir par cœur n’est pas savoir ? Fera-t-on crédit à Sacha Guitry qui disait inutile le fait d’apprendre ce qu’il y a dans les livres, « puisque ça y est » ? Mais quand les livres font défaut, brûlés par exemple par un régime totalitaire, le seul recours des résistants est de se les remémorer et d’en réciter des passages, comme il se voit dans Fahrenheit 451 de Truffaut.
Ce billet est un Pro memoria, et il récite ou cite pas mal d’auteurs. Mais qu’on ne le dise pas impersonnel : quand on joue à la paume, on joue toujours avec la même balle, l’essentiel est dans l’art de la placer. Les mots, passants mystérieux de l’âme, nous visitent, descendent sur nous en une Pentecôte laïque. Sachons les écouter. Sinon nous perdrons jusqu’à la poussière de notre nom. Et mieux vaut même ici l’hypermnésie que l’amnésie. Car la surdité n’est pas la meilleure façon d’entendre la musique.
P.S. : Amusez-vous à compter les citations et références, mentionnées ou non, qui figurent dans ce billet. Pour moi, j'en compte 11.
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