Un bel exemple en est aujourd’hui l’usage constant du selfie. Les dangers en sont d’ailleurs tout aussi constants. Ainsi un touriste saoudien qui se prenait en selfie sur les bords du Nil en Ouganda est tombé et est mort noyé. « Il a glissé parce que le sol était mouillé et qu’il s’est penché en arrière pour se prendre en selfie avec les eaux bouillonnantes en arrière-plan », a dit la porte-parole de la police, précisant que son corps avait été retrouvé à quelque 10 km en aval. Selon une étude du All India Institute of Medical Sciences de 2018, les accidents de selfies ont fait 259 morts dans le monde entre octobre 2011 et novembre 2017 (Source : AFP, 09/04/2019).
Je me demande d’où vient cette manie si répandue maintenant de se prendre en photo à tout bout de champ. Ce qui intéresse nos contemporains est moins ce qu’ils voient que leur propre image, qui occulte le reste et les dispense de le voir directement. Ici, ce sont des chutes d’eau grandioses. Ailleurs, ce sera une œuvre d’art dans un musée, etc. Dans les deux cas, ni le paysage ni l’œuvre d’art ne sont vus vraiment, puisqu’on leur tourne le dos. Ils ne sont que prétexte à une mise en scène de soi.
Elle présuppose un parfait contentement de soi-même, une parfaite satisfaction. Et c’est là ce qui me paraît suspect. Certes je sais bien que le fait de ne pas s’aimer peut être le signe d’une dépression. Mais il ne faut pas le confondre avec un certain mécontentement de soi qui peut être aussi l’ouverture vers autre chose que l’on entrevoit, et à laquelle on aspire dans une tension véritablement humanisante.
Dans L’Homme unidimensionnel, Marcuse critique la « conscience heureuse » très répandue chez les modernes, qui signifie ce qu’il nomme la défaite de la Transcendance. C’est le propre des esprits matérialistes, qui oublient que l’homme passe infiniment l’homme, selon la formule de Pascal. Ils trouvent dans le bonheur et le contentement de soi l’oubli de cette petite voix intérieure, qui nous dit ou devrait nous dire que nous ne sommes pas (vraiment) ce que nous sommes (ordinairement). C’est la voix de l’âme, qui nous institue en humanité, et qui est maintenant étouffée.
Il faut chercher l’homme dans l’idéal qu’il se propose, et non dans la complaisance affichée à soi-même. Comme disait Nietzsche dans son Zarathoustra : « Le plus méprisable des hommes est celui qui ne sait plus se mépriser lui-même. »

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