Pourtant je l’ai bien aimé. Et quel malentendu ensuite ! On m’a noirci à plaisir, on a sali mon nom, qui est devenu une insulte. L’opprobre de la postérité me suivra sans nul doute, ainsi que celle qui frappera le peuple auquel on pensera en disant mon nom. Le catéchisme simplificateur triomphe toujours. Mais les choses sont bien plus complexes.
J’avais vu dès l’origine qu’il manquait de courage, et je le plaignais. Il se confiait à moi, comme à un vrai ami. Il était persuadé qu’il avait une mission à accomplir, mais il doutait qu’il pût le faire tout seul. Aussi je me suis mis en devoir de l’y aider, quoi qu’il en coutât. Et il m’en coutait beaucoup. Car pour ce faire, il me fallait m’abaisser le plus possible, renoncer à toute réputation personnelle, plonger volontairement dans l’abjection, et aller jusqu’au plus profond de l’humiliation. Un autre, à ce qu’on dit, s’est trouvé en pareille situation : Pour qu’il pût croître, je devais diminuer.*
J’ai donc pris le plus mauvais rôle, l’embrasser pour le livrer, et mon baiser sera pour toujours synonyme de traîtrise. Et pourtant, si je ne m’y étais pas résolu, aurait-il eu la force de se livrer lui-même ? Je ne le pense pas. Comme ces Romains qui, dit-on, n’ont pas le courage de se tuer eux-mêmes quand la nécessité les y presse, et en confient le soin à leurs esclaves. Que de courage faut-il pour ce faire, surtout pour le serviteur d’un Maître aimé !
Aussi ses idées sans moi n’auraient pas triomphé. Au fond, tel un escabeau ou un marchepied lui permettant de s’élever, j’ai été la seule origine de sa victoire posthume : le vrai créateur du mouvement qui se réclame de lui. Sans la fiction qu’ils ont inventée à mon propos, rien de tout cela ne serait arrivé. Le Maître n’aurait pas souffert et ne se serait pas ensuite redressé pour, comme ils disent, racheter leurs péchés. Au fond, ils devraient me remercier, reconnaître que c’est moi le vrai Sauveur des hommes, puisque c’est grâce à mon sacrifice qu’ils ont été sauvés.
Mais en vérité ils ne l’ont pas assez connu. Moi seul le connaissais vraiment. Aussi bien, lassé de ce monde éphémère et illusoire, et désireux de s’en délivrer, il fit de moi son disciple d’élection. Il voyait tous ces êtres qui s’agitaient autour de lui tels des fantômes, poursuivant leurs rêves chimériques et menant des luttes irréelles, en exil et deuil de l’essentiel, qui pour lui n’était pas de ce monde.** De cette illusion il voulait s’évader. Un jour, me prenant à part, il me dit : Tu les surpasseras tous. Car tu sacrifieras mon apparence charnelle.***
Comme il souffrait de ce qu’il voyait autour de lui, quand j’y repense ! Finalement, je ne l’ai pas livré, mais délivré. Et j’ai livré aussi son enseignement à la postérité. Ce sont les autres qui l’ont trahi, et pas moi : ceux qui m’ont noirci et qui ont falsifié ses idées. On me dit traître, mais pourquoi pas transmetteur d’un message, gardien d’un dépôt ? N’est-ce pas le même mot ?****
Aujourd’hui, dans cette prison où je suis enfermé, la nuit m’environne, tandis que lui est définitivement dans la lumière. Mon gardien m’épie sans que je puisse le voir, par l’hypocrite ouverture pratiquée dans la porte, trahissant (elle aussi !) tout contact humain, qui pour cette raison chez certains peuples portera mon nom. Comme si celui-ci était définitivement maudit pour tout et pour tous, et pour les siècles des siècles !
Mais c’est bien, tout est dans l’ordre. Il n’y a pas là de quoi se pendre...
– Cependant écoutez-les, ceux qui veulent que ce soit là mon sort, et qui m’injurient au-dehors et pour l’éternité en criant mon nom :
– Judas !
* Jean 3/30 : « Il faut qu’il croisse et que moi, je diminue. » (parole de Jean-Baptiste à propos de Jésus)
** Jean 8/23 : Il leur dit : « Vous êtes d’en bas ; moi, je suis d’en haut. Vous êtes de ce monde ; moi, je ne suis pas de ce monde. »
*** Évangile de Judas, fragment 57
**** « Traître » : gr. (Évangile) παραδους ; lat. (Vulgate) traditor (v. Matthieu 10/4, etc.). – « Dépôt » : gr. παραδοσιϛ ; lat. traditio.
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Ce texte est un extrait de mon livre En marge de la Bible - Fictions bibliques I, illustré par Stéphane Pahon. On peut feuilleter le début (Lire un extrait), ou l'acheter sur le site de l'éditeur (Vers la librairie BoD) :

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DESCRIPTION
Chaque livre est une réécriture : il s'écrit dans les marges d'un autre, ou d'autres. Celui-ci s'inscrit dans les marges du Livre par excellence, la Bible, dont il actualise certains passages. Ces actualisations servent parfois l'intention du texte initial, mais parfois aussi en problématisent le contenu, quand il n'a plus semblé admissible pour un esprit libre et indépendant. L'appel constant à la sensibilité, propre à la littérature, permet ainsi de corriger ce que (...)
> Ce livre est aussi disponible sur commande en librairie, ainsi que sur les sites de vente en ligne (Amazon, FNAC, etc.). ISBN : 9782322260287.
> En voici la présentation (quatrième de couverture de l'ouvrage) :
Chaque livre est une réécriture : il s'écrit dans les marges d'un autre, ou d'autres. Celui-ci s'inscrit dans les marges du Livre par excellence, la Bible, dont il actualise certains passages.
Ces actualisations servent parfois l'intention du texte initial, mais parfois aussi en problématisent le contenu, quand il n'a plus semblé admissible pour un esprit libre et indépendant.
L'appel constant à la sensibilité, propre à la littérature, permet ainsi de corriger ce que l'exégèse et la théologie traditionnelles peuvent avoir de dogmatique.
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Voir aussi (d'autres chapitres du livre) :
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Anorexie - Le blog de michel.theron.over-blog.fr
Anorexie Eux - Mais qu'a-t-elle donc ? Vraiment nous ne comprenons pas. Nous la choyons le plus que nous pouvons. Elle ne manque de rien, elle a tous les atouts pour elle. À l'école elle réussit...
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