Voici le début du chapitre 7, « Désymbolisation et unidimensionnalité » de mon ouvrage Comprendre la culture générale, suivi du texte de Nietzsche sur le « dernier homme », dont je suis parti. C'est un portrait sans concession me semble-t-il de ce que nous sommes devenus aujourd'hui.
Malheur à ceux qui font du monde un désert !
(Nietzsche)
Le « dernier homme »
Il n’y a, évidemment, « combat de l’âme », ou « psychomachie », que si l’« âme » existe, est reconnue, sentie. Mais aujourd’hui, le monde se « refroidit », se désenchante, et, comme dit Nietzsche, « le désert croît ». La désaffection est de plus en plus grande vis-à-vis des représentations symboliques qui ont jusqu’ici structuré les sociétés, et de la rhétorique qui les sous-tendait. La « désymbolisation » gagne quotidiennement du terrain. L’homme moderne est rapetissé, heureux, satisfait – et inculte. On peut essayer de tracer, après Nietzsche, le portrait de ce « dernier homme », dont la race est aussi indestructible que celle du puceron, et qui sautille sur la terre en rapetissant et amenuisant tout. La cinquième partie du « Prologue » de Ainsi parlait Zarathoustra, dresse le portrait de l’homme dont l’âme est morte, le portrait de l’« l’homme moderne » : Zarathoustra trace ce portrait à la foule qu’il apostrophe, pour que, se voyant comme dans un miroir, elle en soit dégoûtée, et elle « réagisse» enfin en désirant autre chose. Mais, à la fin du discours, la foule applaudit et fait un contresens sur l’intention de Zarathoustra : elle veut elle-même le dernier homme, qui flatte tous ses plus bas instincts, et elle tient Zarathoustra quitte du surhomme. La foule applaudit au spectacle de sa propre dégradation. Il convient de décrire cette perte de l’âme, indice d’une culture en décomposition. (p.155)
Le dernier homme
… Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce qui les rend fiers ? Ils le nomment civilisation, c’est ce qui les distingue des chevriers.
C’est pourquoi. Ils n’aiment pas, à propos d’eux, entendre le mot de « mépris ». Je vais donc parler à leur fierté.
Je vais leur parler de ce qu’il y a de plus méprisable : à savoir le dernier homme.
Et Zarathoustra parla ainsi au peuple :
« Il est temps que l’homme se propose un but. Il est temps que homme plante le germe de son espérance la plus haute.
Son sol maintenant est encore assez riche. Mais cette terre un jour sera pauvre et stérile, et aucun grand, arbre ne pourra plus y croître.
Hélas ! Le temps approche où l’homme ne lancera plus par-delà l’homme la flèche de son désir, où la corde de son arc ne saura plus vibrer !
Je vous le dis : il faut encore porter en soi le chaos, pour être capable d’enfanter une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Hélas ! Le temps est proche où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Hélas ! Le temps est proche du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
« Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » – Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera devenue plus exiguë et sur elle sautillera le dernier homme, qui amenuise tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur », disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où la vie était dure : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance avec précaution. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes.
Un peu de poison de-ci, de-là : cela procure des rêves agréables. Et beaucoup de poison en dernier lieu, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais on a soin que la distraction ne fatigue pas.
On ne devient plus ni pauvre ni riche : c’est trop pénible. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait encore obéir ? C’est trop pénible.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : quiconque est d’un autre sentiment va de son plein gré dans la maison des fous.
« Autrefois tout le monde était fou », disent les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’où sait tout ce qui est arrivé ; de sorte que l’on n’en finit pas de se moquer. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt – de peur de se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on révère la santé.
« Nous avons inventé le bonheur », disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. »
Ici prit fin le premier discours de Zarathoustra, celui qu’on appelle aussi « le prologue » ; car à ce moment l’interrompirent les cris et la joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, s’écrièrent-ils, fais-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhomme! » Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Mais Zarathoustra s’attrista et dit à son cœur :
« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche faite pour ces oreilles.
Trop longtemps sans doute j’ai vécu dans les montagnes, j’ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : voici que, je leur parle comme à des chevriers.
Sereine est mon âme et claire comme la montagne au matin. Mais ils me croient de sang-froid et me prennent pour un farceur aux plaisanteries sinistres.
Voici qu’ils me regardent et qu’ils rient : et tandis qu’ils rient, ils me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire. »
Nietzsche, « Le discours de Zarathoustra », dans : Ainsi parlait Zarathoustra
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