La nature n’est jamais répressive. Elle ignore l’exclusivité et le choix. Cela se voit dans les œuvres marginales, « anomiques » au sens de Durkheim, où la « nature », par défi contre la culture environnante, est réhabilitée, parfois avec impertinence. On le voit bien dans Les Liaisons dangereuses, de Laclos :
On se lasse de tout, mon ange, c’est une loi de la nature, ce n’est pas ma faute... (lettre CXLI)
Don Juan disait, en substance, la même chose... Dans la vie amoureuse, la nature est complètement « amorale ». Elle ignore la monogamie, la fixation unique, l’« élection », en quelque sens que ce soit. Monogamie : Monotonie... Il n’y a rien à répondre à la lettre de Valmont : elle est un modèle de cynisme, de muflerie, et, dans son ordre, de vérité.
Il y a en ce sens une abstraction de la nature, qu’on ne remarque pas assez. Alceste dans Le Misanthrope, contre un langage trop biaisé ou compliqué, veut un langage « simple », ou « naturel ». « Et ce n’est point ainsi que parle la nature. » Mais la nature ne parle pas, elle pousse. Urget natura. C’est Célimène en vérité qui doit civiliser Alceste.
Sans doute cette contextualisation de l’amour est-elle féminine : ce sont les femmes qui ont inventé politesse et psychologie. Voyez la Carte du Tendre des Précieuses. Leur effort héroïque pour civiliser les hommes a été raillé par Molière, à mon avis bien à tort : il y a un côté fascisant de la comédie de ce type, qui au nom du sens commun dévalorise ce qu’elle ne comprend pas.
Il y a une différence dans le flirt entre les femmes et les hommes. Les hommes cherchent à conquérir, les femmes à parler et à fantasmer (y penser toute la semaine). Aux premiers la performance (abstraite), aux secondes la relation (suivie). Au Viagra, par exemple, elles préféreront toujours le coup de téléphone du lendemain. Sur cette abstraction, plutôt masculine, voyez la phrase de Proust : « Les femmes, dit-il, sont les instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. » Du côté de la nature serait donc l’homme, et de la culture, la femme. Une phrase comme celle de Rousseau : « Les sensations sont ce que le cœur les fait être », est une parole féminine de sens, il me semble, donc de mon point de vue ici culturelle, non naturelle. Voyez à côté la démystification, qui est en fait une simplification, masculine : « L’amour n’est que le roman du cœur, c’est le plaisir qui en est l’histoire », dit Beaumarchais.
Ces lois biologiques ou physiologiques sont la part naturelle de notre destin. Peut-être parce que quelque chose, en nous, de plus grand que nous se manifeste, ainsi que le dit Phèdre :
C’est Vénus toute entière à sa proie attachée. (I, 3)
Plus grand, peut-être, mais anonyme... Nous pensons dans l’amour choisir notre partenaire librement. Mais c’est une illusion : nous croyons poursuivre des fins individuelles, nous ne poursuivons que des fins génériques. Schopenhauer le montre dans sa Métaphysique de l’amour : la nature se sert de nous comme de pantins ou de marionnettes, ou d’esclaves, pour à travers nous perpétuer l’espèce.
Ainsi Vénus ou la libido fait-elle en sorte que poussés par le désir de génération en génération les hommes se reproduisent : Efficis ut cupide generatim saecla propagent, dit Lucrèce au début du De natura rerum.
Ce n’est pas de nous qu’il est question, mais de la continuation de la vie. Non du corps individuel ou du soma, qui est périssable, mais de la semence de la vie, qui est immortelle : le germen. Nous aimons pour autre chose que nous-mêmes. L’être qui vit, transmet la vie, puis meurt. Les vagues passent, mais la mer ne passe pas. L’enjeu nous dépasse ; le jeu est grandiose, et ridicule à la fois. Le vouloir-vivre générique l’emporte sur tous nos projets. La comédie nous asservit. Et comme des coureurs, les hommes se passent le flambeau de la vie (Et quasi cursores vitae lampada tradunt). C'est bien le cas de le dire : quand on aime, on ne compte pas.
Peut-être l’impression de tristesse qui suit l’accouplement vient-elle de là : de l’impression d’avoir été trompé, dupé, par la Nature. Voilà pourquoi la chair est triste, comme on dit, tout animal est triste après l’amour : omne animal post coitum triste. Le déterminisme de la Nature a sa grandeur, et son ironie. Nous sommes manipulés. Valéry écrit dans Le cimetière marin :
Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !
Le germen en biologie est le génome. J’ai cité Lucrèce. Avant Schopenhauer il a bien exprimé ce phénomène : Et Venus in silvis jungebat corpora amantum – Et Vénus dans les forêts unissait les corps des amants. Vénus est l’instinct génésique, et in silvis renvoie à la vie sauvage (silvatica), qui est à l’opposé de la vie de la culture. Lucrèce donne une description tout à fait sauvage de l’amour (De natura rerum, V). Cette vision est extérieure, non affectivement impliquée. La position de l’être y est à la fois d’être abusé (position « ironique »), et solitaire. « Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé », dit la Rochefoucauld. Et Proust : « On n’aime jamais personne, quand on aime. » (pp.7-9)
© M.T. – 2010
Ce texte est un extrait légèrement augmenté du chapitre premier de mon ouvrage Comprendre la culture générale, consacré à Nature et Culture :
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→ Pour lire le paragraphe suivant, qui lui répond dans ce même chapitre, cliquer sur : Éros et Agapè.
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