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1 octobre 2010 5 01 /10 /octobre /2010 21:05

¨(Extraits de mes ouvrages)


La nature n’est jamais répressive. Elle ignore l’exclusivité et le choix. Cela se voit dans les œuvres marginales, « anomiques » au sens de Dur­kheim, où la « nature », par défi contre la culture environnante, est ré­habilitée, parfois avec impertinence. On le voit bien dans Les Liaisons dangereuses, de Laclos :

 

  On se lasse de tout, mon ange, c’est une loi de la nature, ce n’est pas ma faute... (lettre CXLI)

 

Don Juan disait, en substance, la même chose... Dans la vie amou­reuse, la nature est complètement « amorale ». Elle ignore la monogamie, la fixation unique, l’« élection », en quelque sens que ce soit. Monoga­mie : Monotonie... Il n’y a rien à répondre à la lettre de Valmont : elle est un modèle de cynisme, de muflerie, et, dans son ordre, de vérité.

« L’amour, disait Chamfort, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes ». La nature tyrannise nos corps, nous ôte toute liberté. « Madame, la nature a parlé ! », disaient, pressant leur belle, les li­bertins du 18e siècle. On s’éprend, on se méprend, on se re­prend. Tout cela est hors de notre pouvoir. Lorsque la passion nous quitte, nous nous flattons de la croyance que c’est nous qui la quittons : les constata­tions du moraliste rejoignent les remarques du psychologue sur les « intermittences du cœur ». Tel est l’« ordre » de la nature. « Comme il n’est jamais en notre pouvoir d’aimer ou de cesser d’aimer, dit La Rochefoucauld, l’amant ne peut se plaindre à bon droit de la légèreté de sa maîtresse, ni celle-ci de l’inconstance de son amant. » Tout au plus peut-on exiger des autres, sinon une fidélité qui ne dépend pas d’eux, la lucidité sur eux-mêmes et au moins la sincérité, l’aveu de leurs senti­ments. La nature cependant est tragique : l’effort même que l’on fait pour demeu­rer fidèle à quelqu’un que l’on n’aime plus est pire qu’une in­fidélité. Adolphe, de Benjamin Constant, illustre cela.

Il y a en ce sens une abstraction de la nature, qu’on ne remarque pas assez. Alceste dans Le Misanthrope, contre un langage trop biaisé ou compliqué, veut un langage « simple », ou « naturel ». « Et ce n’est point ainsi que parle la nature. » Mais la nature ne parle pas, elle pousse. Urget natura. C’est Célimène en vérité qui doit civiliser Alceste.

Sans doute cette contextualisation de l’amour est-elle féminine : ce sont les femmes qui ont inventé politesse et psychologie. Voyez la Carte du Tendre des Précieuses. Leur effort héroïque pour civiliser les hommes a été raillé par Molière, à mon avis bien à tort : il y a un côté fascisant de la comédie de ce type, qui au nom du sens commun dévalorise ce qu’elle ne comprend pas.

Il y a une différence dans le flirt entre les femmes et les hommes. Les hommes cherchent à conquérir, les femmes à parler et à fantasmer (y penser toute la semaine). Aux premiers la performance (abstraite), aux secondes la relation (suivie). Au Viagra, par exemple, elles préféreront toujours le coup de téléphone du lendemain. Sur cette abstraction, plutôt masculine, voyez la phrase de Proust : « Les femmes, dit-il, sont les instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. » Du côté de la nature serait donc l’homme, et de la culture, la femme. Une phrase comme celle de Rousseau : « Les sensations sont ce que le cœur les fait être », est une parole féminine de sens, il me semble, donc de mon point de vue ici culturelle, non naturelle. Voyez à côté la démystification, qui est en fait une simplification, masculine : « L’amour n’est que le roman du cœur, c’est le plaisir qui en est l’histoire », dit Beaumarchais.

Ces lois biologiques ou physiologiques sont la part naturelle de notre destin. Peut-être parce que quelque chose, en nous, de plus grand que nous se manifeste, ainsi que le dit Phèdre :

 

C’est Vénus toute entière à sa proie attachée. (I, 3)

 

Plus grand, peut-être, mais anonyme... Nous pensons dans l’amour choisir notre partenaire librement. Mais c’est une illusion : nous croyons poursuivre des fins individuelles, nous ne poursuivons que des fins géné­riques. Schopenhauer le montre dans sa Métaphysique de l’amour : la nature se sert de nous comme de pantins ou de marionnettes, ou d’esclaves, pour à travers nous perpétuer l’espèce.

Ainsi Vénus ou la libido fait-elle en sorte que poussés par le désir de génération en génération les hommes se reproduisent : Efficis ut cupide generatim saecla propagent, dit Lucrèce au début du De natura rerum.

Ce n’est pas de nous qu’il est question, mais de la continuation de la vie. Non du corps indivi­duel ou du soma, qui est périssable, mais de la semence de la vie, qui est immortelle : le germen. Nous aimons pour autre chose que nous-mêmes. L’être qui vit, transmet la vie, puis meurt. Les vagues pas­sent, mais la mer ne passe pas. L’enjeu nous dé­passe ; le jeu est gran­diose, et ridicule à la fois. Le vouloir-vivre géné­rique l’emporte sur tous nos pro­jets. La comédie nous asservit. Et comme des coureurs, les hommes se passent le flambeau de la vie (Et quasi cursores vitae lampada tradunt). C'est bien le cas de le dire : quand on aime, on ne compte pas.

Peut-être l’impression de tristesse qui suit l’accouplement vient-elle de là : de l’impression d’avoir été trompé, dupé, par la Nature. Voilà pour­quoi la chair est triste, comme on dit, tout ani­mal est triste après l’amour : omne animal post coitum triste. Le dé­terminisme de la Nature a sa grandeur, et son ironie. Nous sommes manipulés. Valéry écrit dans Le cimetière marin :

 

Les cris aigus des filles chatouillées, 
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,   
Le sein charmant qui joue avec le feu,            
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,    
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,              
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

 

Le germen en biologie est le génome. J’ai cité Lucrèce. Avant Schopenhauer il a bien exprimé ce phénomène : Et Venus in silvis jungebat corpora amantum – Et Vénus dans les forêts unissait les corps des amants. Vénus est l’instinct génésique, et in silvis renvoie à la vie sauvage (silvatica), qui est à l’opposé de la vie de la culture. Lucrèce donne une description tout à fait sauvage de l’amour (De natura rerum, V). Cette vision est extérieure, non affectivement impliquée. La position de l’être y est à la fois d’être abusé (position « ironique »), et solitaire. « Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé », dit la Rochefoucauld. Et Proust : « On n’aime jamais personne, quand on aime. » (pp.7-9)

  

 © M.T. – 2010

 


Ce texte est un extrait légèrement augmenté du chapitre premier de mon ouvrage Comprendre la culture générale, consacré à Nature et Culture :

  Couverture de Comprendre la culture générale

 

Lien pour cet ouvrage : cliquer ici

 

Pour écouter le développement de ce thème en émission de radio : cliquer ici.

→ Pour lire le paragraphe suivant, qui lui répond dans ce même chapitre, cliquer sur : Éros et Agapè.

 

 
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  • Agrégé de lettres, professeur honoraire en khâgne et hypokhâgne, écrivain, photographe, vidéaste, chroniqueur et conférencier (sujets : littérature et poésie, stylistique du texte et de l'image, culture générale et spiritualité).
  • Agrégé de lettres, professeur honoraire en khâgne et hypokhâgne, écrivain, photographe, vidéaste, chroniqueur et conférencier (sujets : littérature et poésie, stylistique du texte et de l'image, culture générale et spiritualité).

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