Le service funéraire du Paradise Funeral Chapel de Saginaw (Michigan, USA) a trouvé la solution pour épargner aux vivants les files d’attente d’hommage aux défunts : un drive-in permettant de se recueillir devant le cercueil sans quitter sa voiture. Selon M le Magazine du Monde (27/9/2014), le visiteur avance au volant de son véhicule. Dès que les capteurs repèrent sa présence, les rideaux s’ouvrent sur le cercueil, puis se referment au bout de trois minutes. On ne dit pas s’il y a eu, dans cette pratique, un accident mortel de véhicule à déplorer !
On sait qu’aujourd’hui le temps est de l’argent, time is money. Il faut donc en perdre le moins possible, même lorsqu’on s’acquitte d’une démarche qui devrait être la plus posée et révérencieuse possible, comme la méditation sur la disparition d’un être cher. Trois minutes, pas une de plus, voilà l’espace de temps alloué à cette pratique dans ce pays au demeurant à la pointe de la modernité. Qu’il est beau ce monde, le meilleur des mondes !
L’idée que le temps doit se mesurer au plus près possible est un signe certain de déculturation, de barbarie même. Le temps doit être maturation lente au contraire, et de cette lenteur naît l’enrichissement. Les poètes l’ont dit, Baudelaire avec sa « féconde paresse », et aussi Valéry : « Patience, patience / Patience dans l’azur / Chaque atome de silence / Est la chance d’un fruit mûr. » Expédier une visite aux défunts en trois minutes est s’acquitter machinalement d’un usage qu’on se croit imposé, mais qui n’apporte rien. Le rite, ou le signe seul subsiste, sans plus aucune signification, et les actes ne sont plus chargés du poids de sens qu’ils doivent avoir pour nous instituer en humanité.
Toute méditation sur la mort non seulement nous rappelle celle du défunt, mais nous en dit la nécessité pour nous-mêmes. Elle est un memento mori (souviens-toi que tu dois mourir), à partir de quoi chaque instant de la vie prend importance, puisque se découpant sur le fond sombre de notre disparition future. Tel est le lot normal de l’homme, la conscience de sa fragilité, qui fait sa propre grandeur. Mais celui qui reprend le volant après s’être « recueilli » trois minutes ne peut faire cet approfondissement. Éternel enfant, il court sans souci dans le précipice, selon le mot de Pascal, après avoir mis en bandeau sur ses yeux pour ne pas le voir.
Nota : Un recueil de toutes les chroniques précédentes, que j'ai données à Golias Hebdo de fin décembre 2008 à début mars 2014, est disponible en version enrichie, avec regroupement thématique des notions, et assorti de nombreux liens internes et externes facilitant son exploitation, sous forme de livre électronique multimédia :
commenter cet article …