Voici un extrait de mon ouvrage La Source intérieure, qui montre la fausseté de cette traduction dans le Notre Père, et en dégage les enjeux :
... Il faudrait donc problématiser cette Espérance même, dont le christianisme a fait une vertu cardinale ou théologale. Il ne s’agit bien sûr que d’un certain christianisme, dont l’origine est sans doute à trouver dans l’attente messianique d’un salut futur, familière à l’âme juive, et pas du tout de celui de la gnose, qui s’installe définitivement dans le présent.
Et à cet égard on pourrait aussi parler ici de la bien bizarre traduction française de la formule du « Notre Père » : « Sur la terre comme au ciel ». Cette formulation en effet, valorisant dans l’ordre de ses mots le ciel par rapport à la terre, fait de la terre une propédeutique simplement ou une antichambre au ciel. Mais elle est tout à fait opposée au texte initial, qui porte : « comme au ciel, ainsi sur la terre » (gr. hôs en ouranô kai epi gês, lat. sicut in caelo et in terra). L’espagnol, l’italien gardent cet ordre (como en el cielo así también en la tierra / come in cielo e cosi in terra). Et l’anglais aussi : as in heaven, so on earth. Autrement dit, le ciel initialement est antérieur, non postérieur ; en quelque sorte il nous précède, il existe comme réalité originelle, et il doit en quelque sorte descendre sur la terre, la vie dès ici-bas doit être céleste. Mais chez nous on a compris, à tort, comme Bossuet en son commentaire du Notre Père : « Que ce qui se commence ici (sur la terre), s’achève là (dans le ciel) ! » Non seulement le Royaume n’est plus intérieur, mais il est différé. C’est une récompense qui plus tard seulement nous sera octroyée, plus ou moins gratuitement. Alors il ne s’agit plus de faire descendre le ciel en nous, mais selon la formule connue de le « gagner » (pour après notre mort).
La TOB d’ailleurs a aperçu le problème, puisqu’elle propose comme traduction pour le passage susdit : « Fais se réaliser ta volonté sur la terre à l’image du ciel », ce qui correspond assez à ce que je viens de dire, du ciel qui doit descendre sur la terre, du ciel conçu non pas comme destination et récompense une fois la vie terrestre achevée, mais comme référence ou modèle archétypal de la vie terrestre elle-même, ou de la terre qui doit dès maintenant être ou se faire céleste. Mais gageons que cette traduction novatrice ne sera pas reçue de la plupart de nos croyants, qui par routine répèteront le « sur la terre comme au ciel » traditionnel.
Comme disait autrefois chez les catholiques le cantique adressé à la Vierge Marie : « Au ciel, au ciel, au ciel, j’irai la voir un jour… » Comme beaucoup, j’ai été élevé in hymnis et canticis, dans les hymnes et les cantiques : ce chant a bercé mon enfance, et c’est encore avec beaucoup d’émotion que je m’en souviens. Mais aujourd’hui j’ai réfléchi, j’ai vu le contenu de la chanson, les paroles derrière l’air, et je suis d’accord par exemple avec la belle formule de Louis Evely, que je viens de lire dans le n° 160 d’Évangile et Liberté, page 2 :
« Le ciel n’est pas un lieu mais un état. Passer de ce monde au ciel, ce n’est pas se déplacer, c’est se convertir. »
Différer en effet pour plus tard la réalisation de l’essentiel, c’est faire bon marché de tous les échecs, les gommer en les euphémisant. En est responsable, non certes le christianisme en général, mais un certain christianisme, le sacrificiel, c’est-à-dire celui de la récompense différée. La vie alors, on fait une croix dessus. Et naturellement ensuite, on en voit de toutes les douleurs…
© La Source intérieure, éd. Golias, 2008, chapitre 4 : « L'oubli de la Source et le décentrement », pp. 47-49
On peut voir une interview à propos de cet ouvrage
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