Comme un échange s'est esquissé à propos de mon émission de radio Eucharistie, ainsi que de mon article L'eucharistie comme figure, je reproduis ici, en complément, l'article Tropistes de mon Petit lexique des hérésies chrétiennes, paru chez Albin Michel en 2005. Cet article, on le verra à la fin, est aussi une profession de foi de ma part.
Tropistes
Ou Tropiques. Nom donné à ceux qui interprètent symboliquement les passages de l’Écriture sainte. Par exemple ce nom s’est appliqué aux Sacramentaires*, pour qui l’eucharistie n’implique pas de présence réelle et effective de Jésus-Christ sur l’autel, mais n’est qu’un simple signe commémoratif. Ou aux Macédoniens*, parce qu’ils interprétaient dans un sens figuré, ou par des tropes (en grec : tours, ou figures détournées du sens propre) les passages du Nouveau Testament où il est question du Saint-Esprit. Contre la tendance à l’allégorisation, qui favorisait l’intériorisation individuelle de la foi, et donc l’émancipation du croyant face à la pression du groupe, l’Institution a voulu défendre la littéralité matérielle, ou factuelle, des dogmes : obligation était faite de les prendre à la lettre, et interdiction de les prendre symboliquement.
En quoi l’Église chrétienne oubliait bien vite que toute sa foi et tout son message n’étaient qu’une relecture symbolique, par tours figurés ou tropes, de la Bible juive, devenue pour elle l’Ancien Testament. Sans exagérer, on peut prétendre que tout le christianisme n’est qu’une utilisation, et très souvent une sollicitation, par voie systématique de symbole, de données antérieures signifiant pour ceux qui les pratiquaient, et qui encore d’ailleurs les pratiquent (les juifs), tout autre chose de ce qu’alors on y trouva. On pourrait dire que les chrétiens dans leur ensemble sont les hérétiques tropistes des juifs. J’ai parlé ailleurs de captation d’héritage (v. : Marcionites*, Melchisédéciens*).
Un énorme livre ne suffirait pas à contenir tous les exemples de cette lecture figurative et détournée (par voie de tropes). Deux exemples seulement, tirés de l’épître aux Hébreux : Isaac sur le bûcher symbolise Jésus-Christ mort et ressuscité (11/19), et le repos de la terre promise préfigure le repos dans lequel les chrétiens sont invités à entrer (4/9 sq). Mais de façon générale tout le Nouveau Testament n’est qu’une relecture symbolisante de l’Ancien.
Il faudrait donc dire que tout s’arrête là, qu’après ce monument d’exégèse allégorique qu’est le Nouveau Testament, plus aucune lecture allégorisante (donc inventive) n’est possible. Désormais nous serions condamnés à un éternel ressassement, un éternel rabâchage. Mais pourquoi faudrait-il s’arrêter ? Pourquoi le symbole n’irait-il pas toujours chercher le symbole ?
La tradition tropiste ou d’exégèse allégorique du texte sacré est pourtant très ancienne : déjà présente chez Philon d’Alexandrie, elle s’épanouit chez Origène (v. : Origénistes*). – Mais ce dernier, en église, n’est pas toujours en odeur de sainteté…
Il faut maintenant sortir de cette impasse. Défendre résolument tous les Tropistes, passés et à venir. Car c’est le symbole qui fait vivre, et le réel définitivement fixé qui fait mourir. Dire qu’une chose est symbolique, n’est pas dire qu’elle n’existe pas, il s’en faut de beaucoup. Notre mentalité occidentale, réaliste, nous trompe ici. On pourrait appeler symbolo-fidéiste (voir : Symbolo-fidéistes*) cette attitude qui fait toujours crédit au symbole, et qui sous-tend aussi l’ensemble de ce livre. (pp.372-374)
→ On remarquera ici que le littéralisme ou le réalisme, bien loin d'être antérieurs au symbolisme, au tropisme ou au figurisme, lui sont postérieurs. Ils viennent d'une crispation identitaire, dans un but de démarcation polémique, et succèdent à l'ouverture des premiers temps, où la voie symbolique était souvent pratiquée. C'est la même chose dans les arts plastiques : le dessin des enfants par exemple est d'abord totalement symbolique, avant de devenir ensuite, sous l'effet normatif de l'école, réaliste ou naturaliste.
Je l'ai déjà dit à propos du réalisme eucharistique, qui n'est apparu chez nous que tardivement, à partir du concile de Trente, comme démarcation polémique anti-protestante, alors que sur cette question pendant un millénaire les esprits étaient restés beaucoup plus prudents et ouverts au symbole (le quemdam modum augustinien).
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