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n peut juger de la profondeur d’un homme par la qualité de son silence et sa lenteur à en venir aux mots, et au contraire de sa superficialité par son agitation et son bavardage.
Voyez comment les paysans, ces remarquables taiseux, jugent et jaugent un homme qu’ils voient pour la première fois : ils l’observent d’abord et voient s’il sait se taire, et ne s’étourdit pas en étourdissant les autres par sa volubilité. Ceux qui savent se taire sont ceux qui savent écouter, et ces derniers ne sont pas nombreux.
Il y a une magie du silence, qu’on trouve dans l’expression : « Un ange passe ». Il nous met à l’écoute de l’essentiel, qui ne peut être distingué, discriminé par les mots qu’avec violence, donc avec risque d’être détruit. Il s’oppose à la « parlerie » ordinaire, qui masque l’inauthenticité de nos vies, et la réalité de notre dégradation, de cette chute ontologique dont parle Heidegger dans L’Être et le Temps.
Exactement comme notre désir d’entasser les objets matériels pour nous dispenser de méditer sur l’essentiel. Ou comme cette horror vacui (horreur du vide) qui caractérise la majorité de notre art occidental, et qui s’oppose au dépouillement et au laconisme de l’art zen par exemple : voyez l’ikebana, ou art du bouquet. Le vide y triomphe du plein, et l’air, l’énergie, le souffle, qu’on l’appelle ruah, pneuma, spiritus, chi, ou ki, peuvent mieux circuler : ce qui étoffe, étouffe.
Aussi, quand on fait du feu, il ne faut pas entasser les bûches, mais laisser des vides entre elles, pour que l’air puisse affluer et alimenter la flamme. Image de ce qui doit être, en écriture, le style : savoir suggérer seulement, donc faire au silence sa part.
Les Quakers prient ou méditent dans le silence. De même au Japon la cérémonie du thé est silencieuse : seul s’entend le bruit de la bouilloire, et on sait même à quel point précis de son chant le thé peut être apprêté.
Les bruits les plus infimes, quand on y prête attention, peuvent avoir une énorme densité. Voyez le film Le Grand silence, de Philip Gröning (2006), tourné à la Grande Chartreuse, au pied des Alpes : film sans parole et sans explication, où, pendant presque trois heures, seules se voient des images et seuls s’entendent des sons. Film admirable, qui nous donne de Dieu la meilleure idée qui soit : non un vent violent, non un tremblement de terre, mais seulement « un murmure doux et léger » (1 Rois 19/11-13).[1]
28 octobre 2010
[1] Pour plus de développements, voir le chapitre « Silence » du tome 2 de ma Théologie buissonnière, éd. BoD, 2017 :
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