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ous venons à peine de terminer nos vacances d’été, que déjà on nous propose des destinations pour celles de Toussaint, voire celles de Noël.
J’ai pensé alors à la belle formule d’Angelus Silesius, dans Le Pèlerin chérubinique : « Arrête-toi, où veux-tu encore aller ? Le ciel est à l’intérieur de toi. Si tu le cherches ailleurs, jamais tu ne le trouveras. » (I, 82)
Je regrette beaucoup la fin de l’intériorité chez nos contemporains. Ils comblent leur vide intérieur par des voyages incessants. À eux s’applique le conseil de Sénèque à Lucilius : « Tu fuis avec toi-même. C’est d’esprit que tu dois changer, non de ciel (Tecum fugis. Animum mutare, non caelum) ». Changer de lieu ne mène à rien. Comme dit Beckett : « L’homme s’en prend à sa chaussure alors que c’est son pied qui est malade. » En fait le vrai ciel, le ciel spirituel, c’est en soi qu’on le trouve, par le recueillement immobile.
Je pense aussi à la demande du Notre Père : « Vienne ton Royaume (ou ton Règne) ! » À l’évidence, c’est à lui de venir en nous, et non à nous d’y aller. On lit plus loin : « [Faite soit ta volonté] comme au ciel, ainsi sur la terre ». L’ordre des mots dans le texte grec original, ainsi que dans sa traduction dans la Vulgate, est très important : si le ciel est ainsi mis en premier, c’est qu’il doit descendre en nous, et que notre vie dès maintenant peut être céleste.
Mais quand on traduit chez nous par inversion des termes : « Sur la terre comme au ciel », on fait de la terre une simple antichambre du ciel, vers quoi on nous invite à aller. Bossuet comprenait : « Que ce qui se commence ici, s’achève là ! » Mais à quoi sert de se déplacer, si la destination est déjà présente ?
En vérité, le Royaume est déjà là, « à l’intérieur de vous », comme le dit l’évangile de Luc (17/21), malgré toutes les traductions faussées qu’on fait de ce passage (« parmi vous », etc.), en faisant passer l’idéologie et les injonctions de socialisation propres à la pastorale avant la philologie. Le grec initial entos hymôn, le latin de la Vulgate intra vos, très fidèle ici, n’ont pas d’autre sens que : « à l’intérieur de vous », ou « en vous ».
Mais l’intériorité fait toujours peur, et on préfère l’attente des choses toujours différée à la possibilité de leur présence immédiate ! C’est bien lâcher la proie pour l’ombre.
Les agents de voyages ne comprendront pas grand-chose à ces considérations. Laissons-les à leurs mercantiles calculs. Et rassurons ceux qui attendent de l’extérieur ce qui jamais n’arrivera. Car que peut-il arriver qui ne naisse pas de nous-mêmes ?
Article paru dans Golias Hebdo, 11 octobre 2018
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Ce texte est extrait d'un des deux tomes de mon ouvrage Chroniques religieuses. Pour plus de détails sur ces deux livres, cliquer: ici.
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