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l y avait dans une petite partie du monde, qui se voulait progressiste, des esprits novateurs désireux de contester tout ce qui jusque là avait construit la culture dont ils avaient hérité. Ils voyaient ce qu’ils pensaient en être l’arbitraire, et les injustices qui en provenaient. Et la plus grande pour eux était la domination millénaire, patriarcale, exercée par un sexe sur l’autre.
Aussi dans leur frénésie de déconstruction « éveillée » (c’est par ce mot, woke, qu’ils caractérisaient leur entreprise), s’acharnaient-ils, par le poids de lobbys influents, à réduire cette domination, par exemple en recourant systématiquement, dans le langage, à des vocables non genrés. Ainsi, dans telle nation fort en avance de ce point de vue, les parents furent-ils invités à choisir n’importe quel prénom pour leur enfant, sans tenir compte de son sexe : on pouvait appeler une fille Jack, et un garçon Lisa.
Désormais les prénoms unisexes, qu’on dit épicènes, comme Dominique ou Claude, etc., ne suffisaient pas. Il fallait aller plus loin, et tout « neutraliser ». Ainsi on s’avisa de remplacer les pronoms « il » ou « elle » par un pronom neutre et polyvalent, « iel », pour parler d’une personne sans mentionner son sexe.
Sans se douter qu’un masculin pouvait avoir dans la langue une fonction de neutre, et revêtir une signification générale, non genrée, on s’appliqua à bien spécifier toujours les choses, et c’est ainsi par exemple que les « droits de l’homme » furent renommés en « droits humains ». On fit la chasse partout aux équivoques (supposées) du langage sous prétexte qu’un des deux sexes y était oublié et y devait désormais être inclus. Et dans la graphie on inventa pour ce faire l’écriture inclusive, dont on ne se demanda pas si elle était même lisible. L’essentiel était qu’on y fût inclus(e).
La méfiance était telle vis-à-vis de l’inégalité qu’on alla très loin dans la neutralisation. Ainsi une fédération de bowling annonça son intention de fusionner les tournois féminins et masculins afin de neutraliser ce sport. Des politiciens proposèrent l’installation de toilettes neutres pour que les citoyens ne fussent plus obligés de se catégoriser en dames ou messieurs, etc.
Mais allait-on « neutraliser » l’haltérophilie, ou la boxe ? On en pouvait en sourire si on n’y voyait une intention d’imposer à tout le monde une même façon de voir. On ne se demanda pas si là était le propre même du totalitarisme, et si derrière tout cela ne se profilait un fanatisme normatif inquiétant.
Le vocabulaire se fit policier. Ainsi un parti Vert préconisa-t-il la mise en place de « pédagogues du genre » dans toutes les écoles maternelles, pour agir en « chiens de garde » du processus de « neutralisation ». « Chiennes de garde » était aussi le nom dont s’affublèrent les gardiennes du sexe opprimé. On n’admettait plus qu’il y eût une différence entre garçons et filles, par exemple pour les jouets et les vêtements.
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Ces comportements, quelque justifiés qu’ils furent à l’origine (et en effet certains le furent bien), dressèrent contre eux maints parents désorientés. Pauvres enfants, à qui on voulait enlever leurs petites autos, s’ils étaient des garçons, ou leur landau, s’ils étaient des filles ! Les dégâts psychologiques étaient incalculables : on allait culpabiliser le choix de tel ou tel jouet, sous prétexte que plus tard cela serait source de stéréotypes !
Et si l’enfant était porté naturellement vers ce qu’on lui interdit, au nom de quoi faire cette interdiction ? Si un petit garçon voulait s’habiller en pirate, et une petite fille en princesse, qui était-on pour les en empêcher ? Qui était-on pour jeter la confusion dans ces petits esprits, si fragiles encore ? Ce funeste lobby liberticide, qui pouvait prendre le pouvoir chez eux, ne faisait qu’opérer un nouveau Massacre des Innocents !
Sans compter, sous couvert de neutralité, l’incitation sournoise à modifier son genre. Là les esprits vacillaient. De quel droit était faite cette incitation, pourquoi pouvait-on laisser croire que l’on admettait la possibilité du changement de genre, simplement par le fait d’en parler à des enfants au mépris de leur âge ?
Mais on ne se demanda pas si le discours qu’on tenait ainsi n’était pas aussi simplificateur et manichéen que celui auquel on s’opposait. On projeta sur ceux que l’on incriminait les propres peurs que l’on avait en soi. Et nulle part dans ces débats il n’y eut, d’un côté ou de l’autre, de réflexion raisonnable.
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À quelque temps de là, dans le plus puissant des pays concernés, il y eut un gigantesque séisme, où tout ce qui s’était voulu progressiste fut radicalement balayé par la voix du peuple. Pour combien de temps, on ne le sait, d’autant que ce changement se diffusait partout ailleurs. Il a nom dans la langue de ce pays Backslash, et dans la nôtre : « Retour de bâton ».[i]
[i] Slate.fr, 27/05/2012 (pour les novations en Suède), et Wikipédia, articles Woke et Backslash.
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Ce texte est tiré de l'ouvrage suivant (cliquer sur l'image) :
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