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ne entreprise états-unienne vient de mettre au point un dispositif qui permet à chacun de devenir éternel une fois mort, grâce à un code-barres collé sur la tombe, lisible par smartphone ou tablette.
Il suffit à la famille d’envoyer par Internet photos, vidéo, textes, musique, etc. associés au défunt, qui sont organisés sur un site sécurisé. Elle reçoit une petite plaque de bronze contenant le code à coller sur la tombe, avec un adhésif qui résiste à toutes les intempéries. La consultation des données est protégeable par mot de passe. Le prix de cette éternité numérique (accès illimité à vie), est de 149,99 dollars. L’initiative rencontre un énorme succès (Source : A.F.P, 26/06/2013).
Je pense d’abord qu’il est préférable d’aimer les gens quand ils sont vivants, que de leur élever un tel mémorial une fois morts. « Il nous faut nous aimer sur terre, il nous faut nous aimer vivants », disait Paul Fort. L’Évangile lui-même ne dit-il pas : « Laissez les morts enterrer les morts » (Matthieu 8/22, Luc 9/60) ?
D’autre part, on va sur une tombe pour se recueillir librement, écouter ce que dit son cœur, son imagination, sa rêverie même, et non pas pour prendre connaissance d’un dossier explicatif empêchant toute liberté, un peu analogue à ces légendes didactiques (cartels) mises sous les œuvres dans un musée, qui empêchent d’y voir ce que l’on veut, et tyrannisent par leur directivité.
Bien sûr il est très important de se souvenir. Victor Hugo l’a bien dit : « Le vrai tombeau des morts c’est le cœur des vivants ». Les morts ne meurent pas quand ils descendent dans la tombe, mais quand ils descendent dans l’oubli.
Mais comme le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, qui nous dit que nous serons d’accord ici avec ce qui nous est unilatéralement proposé ? Qui sait ce qu’on retient d’une personne ? Cela varie tellement, selon les subjectivités, les tempéraments individuels, la météorologie même de l’âme, si changeante au fil des jours !
La mémoire que nous gardons d’un être n’est pas factuelle, mais, comme l’a montré Proust, affective. Le surgissement des souvenirs, la direction vers laquelle ils orientent la méditation, n’est ni prévisible ni programmable. La précision même est meurtrière, car l’imaginaire se nourrit d’absence. Rêvons donc à « l’inflexion des voix chères qui se sont tues ». Car c’est pour s’être tues précisément qu’elles nous sont chères. À quoi sert de les réécouter, sauf à risquer de détruire l’image intérieure que nous en avons ?
Le dossier transmis par la famille sera non l’aliment d’une survie, mais, par le choix, la sélection opérés, le viol d’une vie, qui excède toute détermination. Et comme le défunt ne sera plus là pour se défendre, il sera manipulé post mortem. Finalement, cette éternité promise est un mirage, qui ne séduira que les analphabètes du cœur.
Article paru dans Golias Hebdo, 4 juillet 2013
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