Du coup de foudre
... De la même façon, ce qu’on appelle le coup de foudre existe bel et bien, mais autant il est fréquent pour chaque individu pris isolément, autant il est très rare qu’il soit partagé. C’est le fait, comme on dit souvent, de reconnaître quelqu’un qu’on ne connaît pas. En réalité, on projette sur n’importe qui un désir d’aimer qui est en soi-même. On aime l’amour, avant d’aimer quelqu’un. C’est une soif, et le propre de la soif, on l’a vu, est de ne pas être difficile sur ce qui est susceptible de l’étancher. Il y a une attente, une pulsion physique, sur laquelle se greffe tout un monde de rêves et de fantasmes, bref une érotisation générale du climat qui précède la rencontre, dont on dit faussement ensuite qu’elle a été la cause du phénomène, alors qu’elle n’a été que le prétexte ou l’occasion pour la soif d’aimer de se manifester.
Cette érotisation préalable est décrite par Boris Vian au début de L’Écume des jours, lorsque Colin fait sa toilette et pense à l’amour avant de descendre dans la rue, où évidemment tous les chemins mèneront à Chloé. Mais l’autre, même provoquant la sidération, n’existe pas vraiment : on n’aime jamais personne, quand on aime.
C’est d’ailleurs la logique du désir en général. Comme dit très justement Spinoza dans L’Éthique : « Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, mais c’est parce que nous la désirons que nous disons qu’elle est bonne ». Par exemple un homme n’aime pas une femme parce qu’elle est mystérieuse ; il la décrète mystérieuse pour justifier le rêve qu’il se fait d’elle.
En fait, si le coup de foudre est bien réel dans nos vies, sa survenue est forcément unilatérale. Il y a très peu de chances, statistiquement parlant même, pour que deux êtres se trouvent face à face dans le même lieu et au même moment avec la même soif d’aimer et la même attente. Il serait amusant de pouvoir calculer cette probabilité ! Et ce n’est pas pour rien que l’histoire de Tristan et Yseut, exemple du coup de foudre partagé, a besoin d’un philtre d’amour pour exister.
Leibnitz, le théoricien précisément de cette harmonie préétablie dont on rêve, dit aussi que les êtres sont comme des monades, sans portes et fenêtres, irrémédiablement séparés les uns des autres. Nous côtoyons les autres constamment, mais nous sommes séparés d’eux avec autant de distance que les étoiles le sont les unes des autres dans le ciel. Et s’élancer vers les autres est le meilleur moyen d’en être repoussé ...
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