Le secteur anglo-saxon de l’édition emploie de nouveaux relecteurs, les sensitivity readers, dont le rôle est de débusquer dans les manuscrits des phrases ou des situations qui pourraient blesser des minorités ethniques ou sexuelles et provoquer des polémiques. (Source : radiofrance.fr, 17/01/2023).
On sait que les pays anglo-saxons, et au premier chef les États-Unis, ont un système politique communautariste et particulariste, à la différence du nôtre, qui est universaliste. Dans ces pays, les groupes ethniques, religieux, sexuels, etc. ont une importance capitale, et ils constituent des lobbys puissants, qui n’existent pas chez nous, au moins jusqu’à présent, avec autant de force.
On s’explique bien alors la susceptibilité particulière dont ces groupes peuvent faire preuve. Mais le problème est que cette relecture systématique de tous les manuscrits par les sensitivity reders peut aboutir à une censure catastrophique. On peut y voir une véritable chasse aux sorcières, une sorte de retour du maccarthysme de sinistre mémoire.
Par exemple, à une autrice de polar son éditeur, assisté d’un sensitivity reader, a conseillé de ne pas utiliser les adjectifs « estropié » et « difforme » à propos d’un chien qui avait perdu une patte. Un tel vocabulaire aurait pu offenser des lecteurs handicapés. Cet exemple est comique, mais il en est de plus graves. Ainsi un essayiste avoue avoir fait appel à un imam pour, selon les critères de sa religion, donner l’imprimatur à son manuscrit. Mais si avant de livrer son texte au public il faut prendre tant de précautions préalables et l’expurger à la demande, que restera-t-il à lire qui soit véritablement authentique, personnel ?
On ne voit pas où peut s’arrêter cette frilosité, cette peur de choquer. Il est évident que la liberté d’écrire et de publier est bien moindre aujourd’hui que ce qu’elle était il y a plusieurs décennies. Notre époque est à la fois celle de la méfiance et de la pusillanimité. Mais je ne suis pas sûr que le fond des êtres soit le moindrement changé par le seul fait d’éviter certains mots. On ne change pas les choses en s’en prenant simplement aux signes qui les désignent. Il y a là un formalisme hypocrite. Je pense à ce qui est dit de la prude Arsinoé dans Le Misanthrope : « Elle fait des tableaux couvrir la nudité / Mais elle a de l’amour pour les réalités. »
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