Unir amour et sacrifice me semble extrêmement problématique : v. Amour*, fin. Je sais bien que selon Aragon « Il n’y a pas d’amour heureux. » Mais on ne voit pas assez combien cet athée marxiste, qui voyait « l’iris troué de noir plus beau d’être endeuillé », avait une structure d’esprit totalement religieuse au sens traditionnel du mot, c’est-à-dire sacrificiel – comme Éluard d’ailleurs. Voyez là-dessus l’implacable Déshonneur des poètes, de Benjamin Péret (1945). Litanies, dolorisme, hagiographie et martyrologe, ainsi que vision abstraite des choses (dans « Liberté » d’Éluard, de quelle liberté précisément s’agit-il ?) s’unissent ensemble pour brouiller le regard et faire oublier les drames et les gaspillages réels derrière les cantiques, même les plus beaux. On ne pense pas vraiment alors : l’émotion tue la réflexion. Voici au hasard une euphémisation du sacrifice, dans « La rose et le réséda » (il s’agit du sang versé par les résistants fusillés) : « Il coule, coule et se mêle / À la terre qu’il aima, / Pour qu’à la saison nouvelle / Mûrisse un raisin muscat… »
Elle n’est laïque qu’en apparence. Ou alors il faut dire qu’il y a une religiosité séculière ou laïcisée, qui relaie la première, en euphémisant le sang versé. La Patrie y remplace Dieu : « Mourir pour sa patrie est un si digne sort / Qu’on briguerait en foule une si belle mort. » – « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie / Ont droit qu’à leur tombeau la foule vienne et prie. » Ces vers de Corneille et d’Hugo donnent une version laïque du sacrifice religieux. L’école laïque les a enseignés avec dévotion, sans penser peut-être que l’autre école qu’elle pensait son ennemie, la cléricale, ne professait pas autre chose, même dans un autre contexte.
De ces « Morts pour la Patrie » sont remplis tous nos Monuments aux morts, qui souvent font face dans nos villages à l’école communale : comme si pour aller de l’une à l’autre il suffisait de traverser la rue, ou la route. Et sur leurs pierres tombales on lit d’abord leur nom, puis leur prénom, exactement comme quand l’instituteur les nommait quand il faisait l’appel. On peut assurément leur préférer le bien plus lucide : « Victimes de la Guerre ». N’oublions pas que seuls des vivants prononcent des discours aux morts, par quoi ils se donnent facilement bonne conscience, s’exonèrent de la culpabilité de leur avoir survécu, comme dit Hector dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, de Giraudoux (1935). Aussi la mort a-t-elle l’énorme inconvénient, par l’absolution générale qu’elle permet, d’égaliser dans le mérite tous les humains, aussi bien les crapules que les honnêtes. Comme dit le poète, on pardonne toujours à ceux qui nous ont offensés, les morts sont tous de braves types.
… Je pense souvent à l’hypothèse paradoxale, mais qui me semble de plus en plus plausible, qu’il peut y avoir une obscénité de l’art, et d’autant plus dangereuse que l’art est plus beau. Tel me semble le vers de Péguy dans « Ève » (1913) : « Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés ! » La métaphore est réussie, et la transposition poétique, admirable ; mais le contenu est-il admissible ? On conseille aux professeurs, je pense au manuel de Lagarde et Michard, de lire ce poème aux élèves avec émotion et recueillement, surtout en pensant au sacrifice de l’auteur lui-même, mort au front dès les premiers jours de la guerre de 1914-1918. Mais peut-on euphémiser ainsi et pourquoi pas vanter ce qui révolte à la fois la sensibilité et la raison ? Un beau vers excuse-t-il tout ?
Et qui osera prendre aussi l’honneur cornélien, qu’il s’agisse de celui du Cid ou d’Horace, pour ce qu’il est : de l’infantilisme machiste ? Les vers sont certes beaux, mais le fond barbare. Voyez là-dessus l’exécution impitoyable que fait Schopenhauer de l’honneur chevaleresque et de toutes ses implications dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie (trad. fr. 1880 : « De ce que l’on représente »). De ce point de vue, Giraudoux a bien raison, il me semble, de dire que « la poésie et la guerre sont les deux sœurs » : v. Eucharistie*, Rédemption*, Repos*.
… Mais le sacrifice a sans doute encore de beaux jours devant lui. Aussi critiquer toutes ces religions de relais qui en font l’éloge semblera à beaucoup encore un blasphème, et peut-être a-t-on toujours besoin de la consolation qu’elles procurent. (pp.309-311)
© Michel Théron – 2010
→ Ce texte est la conclusion de l’article « Sacrifice » du tome I de mon ouvrage Théologie buissonnière :
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