Je sais fort bien que d'après les textes la mère de Jésus, même si on admet qu'elle l'a enfanté étant vierge (scénario dont je donne dans mon livre Les Deux Visages de Dieu une explication symbolique), ne l'est pas restée ensuite. Ainsi Luc dit qu'elle a accouché dans une crèche de "son fils premier né" (2/7). Ce qui veut dire qu'elle a eu ensuite d'autres enfants. D'autre part, les textes font bien mention de "frères et de sœurs" de Jésus (Matthieu 12/47 ; Marc 3/32 ; Luc 8/20).
Cependant je reproduis ici la fin de mon chapitre Vierge Marie ? de mon ouvrage. J'y défends dans le cas de Marie, sinon une virginité définitive, au moins une chasteté de prudence, et je la "salue" pour ne pas avoir voulu suivre le lot commun, où très souvent, comme le sable du désert recouvre les Pyramides d'Égypte, le spirituel s'anéantit dans le biologique. Voyez par exemple l'atmosphère de nursery qui clôt, très ironiquement à mon sens, l'épopée grandiose de Guerre et Paix.
Ce chapitre est le seul dans ce livre qui ait fait "tiquer" mes amis protestants, et on comprend bien pourquoi, insurgés qu'ils sont contre la mariolâtrie. Je ne pense pas pourtant que ce soit un vieux réflexe catholique qui me l'a fait écrire : je n'ai fait qu'y suivre, il me semble, le penchant de ma propre sensibilité. Trouvera-t-elle un écho dans la vôtre ?
… Mais la virginité de Marie, disent aussi les critiques hostiles au christianisme, conduit à séparer en sa figure maternité et plaisir. Il est vrai que depuis deux mille ans on a pu faire cette disjonction, et l’imposer aux femmes. Il y a d’un côté les mères, et de l’autre celles qui ont vie et épanouissement sexuels. Évidemment les secondes sont mal vues et inférieures aux premières. En pays latin, le fils ne peut pas penser que sa mère ait eu dans sa vie à un quelconque moment un quelconque plaisir sexuel. – Certes...
Qu’est-ce que cela veut dire, « épanouissement sexuel » ? Peut-être là encore faut-il dépasser encore une fois le déterminisme, dans un autre ou un nouveau de ses aspects, c’est-à-dire la physiologie ou l’élémentaire du plaisir. Naguère c’est maternité et famille qui tyrannisaient. Aujourd’hui, c’est le dictat du plaisir immédiat et l’injonction du corps à tout prix. Mais l’esprit enveloppe le corps aussi. Subir le corps est le suivre. Être chaste (pas toujours et pas pour tous peut-être...), le dominer. Comme parfois on a les yeux plus grands que le ventre, ainsi le désir peut excéder le corps. L’être aimé, même présent, nous manque souvent. Éprouver cette absence, cet abîme, c’est véritablement être troué... – Peut-être pas la plupart du temps, certes. Nous fuyons l’infini que nous portons en nous...
Mais parfois il y a du courage à refuser le lot commun, s’agît-il même du plaisir, tel qu’aujourd’hui on le revendique, au bénéfice d’une ambition plus haute qu’on se fixe. C’est peut-être ce que Marie a dû se dire. Aimer et être aimée comme personne d’autre avant soi, à sa propre façon, inouïe. L’amour platonique, au moins en tant qu’étape, n’est pas forcément sacrificiel. C’est parfois la plus grande exigence. La part de Marie qui pense, « la songeuse », est là (Lc, 2, 19 : « Quant à Marie, elle conservait avec soin toutes ces choses, les méditant en son cœur »). C’est là le choix de la « virginité », choix symbolique bien sûr. Et il n’est pas question ici évidemment de « morale ». Virginité ou chasteté ne sont ici que la prudence du désir, le refus de le clôturer, ou de l’achever dans tous les sens de ce mot.
La doxa ici est insuffisante. Dans la vie, à l’inverse de ce qu’on croit ou dit souvent, les absents ont toujours raison. Loin des yeux, près du cœur. Mieux vaut parfois jamais que tard. Et les fruits passent-ils la promesse des fleurs ?
Anorexie mentale de certaines jeunes filles, anorexie sainte des mystiques… C’est une autre faim qui les affecte. Il y a des refus qui sont des recherches d’autre chose, de plus haut. Le suicidé lui-même est celui qui veut vivre – mais autrement. Comme un paysage traversé de nuit (en train ou autre…), nous laisse deviner ce qu’il pourrait être de jour, ainsi nos rencontres les plus banales ou même les plus sordides nous laissent pressentir parfois quelque chose qui les dépasse, et qu’il vaut la peine de chercher. À supposer même que cela ne soit pas, qu’est-ce que cela change ? Ce qui n’a pas de sens a peut-être un sens supérieur à ce qui en a.
Marie a sûrement choisi intérieurement son sort – autant qu’elle a été choisie. Le texte évangélique est curieux à cet égard. Elle demande à l’ange comment la chose annoncée pourra se faire, puisque, dit-elle, elle ne connaît pas d’homme. Mais prenons garde que le texte grec et sa traduction latine ont ici des présents duratifs. Lc 1, 34 : « Marie dit à l’ange : comment cela se fera-t-il, puisque je ne suis pas en état de connaître un homme ? » (gr. epei andra ou gignôskô – lat. quoniam virum non cognosco). C’est sûrement une définition ou une essence, plus qu’une position circonstancielle. Si elle avait voulu dire qu’elle n’avait pas encore connu d’homme, il y aurait en grec un aoriste, et en latin un parfait : egnôn, cognovi. Cela aurait été normal d’ailleurs de la part d’une « fiancée », dont la position est provisoire : vierge, peut-être, mais seulement en attendant... Mais le présent ici veut peut-être ou sans doute dire : mon état est de ne pas connaître d’homme, c’est ma nature, ou ma vocation, je le sais depuis toujours. La Bible Maredsous traduit de façon bien intéressante : « Je ne veux pas connaître d’homme ». Les théologiens parleront de la triple virginité de Marie, avant (la conception), pendant (la naissance), et aussi après. Ce sont les trois étoiles sur son manteau dans les icônes. Là évidemment on est dans le symbolique, les choix ou les scénarios de vie offerts à chacun, non dans le littéral, qui est ridicule.
Superficialité peut-être ici des protestants (ou de certains d’entre eux…), qui pensent que la virginité n’est pas une vocation définitive et substantielle, constitutive, de Marie. Lecture bien approximative ou hasardeuse du texte évangélique en tout cas, curieuse de la part de qui veut scruter le texte seul.
Marie a laissé la vie ordinaire aux autres. Mais est-ce une vie ? Comme Armande dans Les femmes savantes de Molière, elle a peut-être voulu autre chose que le lot commun. Ce choix n’est pas sans intérêt. Godard l’a bien vu, dans son film Je vous salue Marie. C’est d’un amour plus pur qu’il est question. Faisons comme lui. Rêvons. Pour autant aussi tous ces textes sont des rêves. Rêvons donc sur des rêves. Sur ces songes qui ne sont que des songes… Et pour cela, aussi, saluons Marie. (pp.91-93)
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