Paul, qui n’a pas connu Jésus, et qui pourtant s’est fait appeler « apôtre » (1 Corinthiens 9/1), ne parle quasiment pas de l’enseignement de Jésus. Cet enseignement ne l’intéresse pas : il a construit autour de Jésus un scénario du sacrifice rachetant les péchés du genre humain, sacrifice symbolisé et incarné dans la Croix, suivi d’une résurrection le « troisième jour » : c’est l’événement fêté à Pâques.
Bien sûr, on peut objecter que parfois Paul s’abrite derrière une parole du « Seigneur » (comprenez : Jésus). Par exemple : « À ceux qui sont mariés j’adresse, non pas moi, mais le Seigneur, cette instruction : ‘Que la femme ne se sépare pas de son mari’. » (1 Corinthiens 7/10) Mais n’est-ce pas plutôt son Seigneur à lui qui parle, l’image qu’il s’en fait, celui qu’il donne pour caution à ses propres recommandations ?
Cette « instrumentalisation » de Jésus a bien été relevée dans La Dernière tentation du Christ, le roman de Kazantzakis qui lui a valu l’excommunication de l’Église orthodoxe : il faut que Jésus meure sur la croix pour que « tienne » la prédication paulinienne. S’il survit, puis vit et meurt comme tout le monde, s’effondre toute cette prédication. Le roman explore en effet la piste de la survie, se situant par là dans la tradition docète, selon laquelle Jésus n’aurait pas été crucifié, mais seulement un fantôme lui ressemblant, ou bien Simon de Cyrène, le « porte-croix » de Jésus.
De la même façon, et de manière significative, notre Credo, aussi bien dans la version du Symbole des Apôtres (SA), que dans celle du symbole de Nicée-Constantinople (SN), ne dit rien de l’enseignement du Maître. On y lit simplement que Jésus est né de la Vierge Marie (SA), ou s’est incarné en elle (SN), qu’il a subi sa Passion, qu’il est mort (SA) ou simplement qu’il a été enseveli (SN), puis qu’il s’est redressé le troisième jour (SA), et cela selon les Écritures (SN). – On verra ultérieurement les différences de scénario entre SA et SN, qui ne sont pas mineures.
En tout cas, en admettant que Jésus soit mort à 33 ans, rien ne nous est dit de ce qu’il a fait et dit pendant toutes ces années. Et même, en admettant que son ministère, c’est-à-dire sa prédication, ait duré 3 ans, on aurait au moins attendu qu’on nous dise quelque chose de son contenu. Mais non, rien ne nous est dit là-dessus. C’est le schéma paulinien qui est repris, la croix salvatrice, et le redressement (« résurrection »). Quant à la nouvelle venue du Christ en gloire, qu’on appelle la parousie, thème cher à Paul aussi, elle ne concerne que le Jugement final des pécheurs, en aucune façon leur édification ou leur enseignement. Bref, au Christ enseignant qui nous sauve, on a préféré le Christ qui nous sauve en saignant...
Certes la messe catholique se divise en deux parties, la première concernant la liturgie de la parole (l’enseignement), et la seconde, la liturgie du sacrifice, celle de l’Eucharistie. Mais on voit tout de suite, par l’ordre même de la succession des deux phases, que la seconde, sur laquelle on termine, a plus d’importance que la première, qui lui sert simplement d’introduction. Au surplus, le terme d’« Eucharistie », par synecdoque particularisante (le fait de prendre la partie pour le tout), désigne souvent toute la Messe elle-même.
Le salut par la Croix rédemptrice est devenu le choix du christianisme majoritaire, au point que c’est la Croix qui, comme on sait, est devenue avec le temps son symbole visible : elle est soit nue, chez certains protestants conformément à leur orientation iconoclaste, soit portant l’image du Christ, simplement peinte et bidimensionnelle dans l’icône orthodoxe, et allant jusqu’à être sculptée en trois dimensions dans le christianisme occidental (c’est le cas des crucifix). Mais chez les protestants réformés (calvinistes) le Livre très souvent remplace la Croix, et la chaire l’Autel : on peut dire alors que l’enseignement prime sur le sacrifice. En outre, fait significatif, ils ne se signent pas.
Ce scénario de « rédemption » par la Croix pose beaucoup de problèmes théologiques ou philosophiques, que j’examinerai plus loin. Je me contenterai pour l’instant de dire qu’on peut avoir accès à Jésus de deux façons : soit en se plaçant du côté de Paul et de son scénario du sacrifice christique salvateur, incluant bien sûr l’événement pascal, soit en s’intéressant à son enseignement et à ses paroles, qu’on appelle des logia (même racine que le grec logos, parole).
En élargissant la question, je dirai que l’on peut s’intéresser à la Bonne nouvelle du Christ (Evangelium Christi), trouvée dans ses paroles, ou à la Bonne nouvelle au sujet du Christ (Evangelium de Christo), construite par différentes « broderies » autour de lui : ces dernières bien sûr ne sont pas toutes sans intérêt, mais elles recouvrent souvent les paroles initiales, et il ne faudrait pas qu’elles les fassent oublier.
Les évangiles canoniques contiennent les deux aspects : l’enseignement, et le storytelling. Libre à chacun, suivant son tropisme personnel, de choisir celui qui lui convient le mieux. Mais peut-être peut-on à la fois réfléchir sur le premier, et s’enchanter du second..
A suivre....
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Nota :
Pour approfondir les notions fondamentales du christianisme, on peut se reporter aussi aux 80 émissions de radio que j'ai faites à FM+ Montpellier, à partir de mon ouvrage en deux tomes, Théologie buissonnière. Chaque émission (50 minutes environ) est consacrée à une entrée du livre, correspondant chacune à une notion. Elle est illustrée de musiques spécialement choisies pour être appropriées au thème.
Pour cela, taper : Théologie buissonnière, dans le champ Recherche (colonne de droite du blog), et choisir la notion qui intéresse
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