On nous dit qu’on pourra y être contraint pour déterminer ce qu’on devra faire avec les nouveaux malades du coronavirus, si les lits de réanimation ne sont pas en nombre suffisant. Mais sur quel critère le fera-t-on ? Sera-ce l’âge, en estimant le nombre des dernières années qui restent à vivre ? Et où fixera-t-on le curseur ?
Or que sait-on de cela ? Si la mort est certaine, l’heure est incertaine (mors certa, hora incerta). Il en est d’elle comme du Jugement, dont on ne connaît ni le jour ni l’heure (Matthieu 25/13). À son propos aussi Sénèque dit fort bien dans une lettre à Lucilius : « Nous ne sommes pas appelés à tour de rôle (non enim citamur ex censu) » (I/12) Il n’y a pas de liste prédéterminée qu’on pourrait consulter pour y apprendre ceux qui doivent mourir. La vie est faite de beaucoup de hasards : modélisation et calcul de type statistique pour se faire une idée de sa longueur ne peuvent jamais en rendre compte.
Les plus jeunes peuvent mourir avant les plus vieux, comme La Fontaine le montre dans sa fable Le vieillard et les trois jeunes hommes : les jeunes gens se moquent du vieillard plantant des arbres qu’il ne verra pas lorsqu’ils auront grandi, mais finalement ils meurent avant lui. Si l’on a bien cela présent à l’esprit et par principe, un vieillard a le droit de vivre, à stricte égalité avec un bébé.
On dira qu’on a besoin de la force de travail des jeunes pour faire marcher la machine économique. C’est un fait que les vieux ne le peuvent pas, comme tous les retraités. Mais cet argument traite l’être humain, au rebours de ce que dit Kant, toujours comme un moyen, jamais comme une fin. Il est aux antipodes de l’éthique, puisqu’il instrumentalise et aliène l’homme au bénéfice d’une abstraction. En fait il faut mettre ce dernier au centre de l’économie, le voir comme son bénéficiaire, et non le considérer comme un simple instrument pour la faire fonctionner. De même que le sabbat est fait pour l’homme et non pas l’homme pour le sabbat (Marc 2/27), l’économie est faite pour l’homme et non pas l’homme pour l’économie.
Je sais bien que les arguments moraux susdits risquent de ne peser guère face au pragmatisme et à la gestion soi-disant rationnelle des situations. En tout cas, je n’aimerais pas être à la place de ceux qui peut-être trieront les malades pour choisir ceux qu’on devra soigner et ceux qu’on laissera mourir, ou de ceux à qui on ordonnera de le faire.

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