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ne chose quelconque comporte plusieurs types de valeur : une valeur d’usage, liée à l’utilisation que nous en pouvons faire ; une valeur de représentation, liée à l’importance que nous lui donnons par rapport au regard d’autrui supposé envieux de sa possession ; et une valeur d’échange, liée à ce qu’elle représente si nous la troquons contre une autre.
Si la première valeur est assez facilement discernable et peu variable, les deux dernières, qui au reste sont très liées, sont très aléatoires. Par exemple un arbre a comme valeur d’usage l’ombre qu’il nous dispense si nous voulons nous abriter sous ses branches. Comme valeur de représentation, le prestige que nous en pouvons tirer, s’il est à nous, aux yeux des autres. Et comme valeur d’échange, ce qu’il signifie en termes d’argent si nous décidons de le vendre, c’est-à-dire de le céder contre ce qui peut nous permettre d’acheter autre chose si nous le décidons.
J’ai pensé à tout cela en lisant une dépêche de l’A.F.P. en date du 20/03/2013 : un bol chinois qui avait été acheté 3 dollars en 2007 par un particulier lors d’un vide-grenier, a été adjugé la veille pour 2,33 millions de dollars chez Sotheby’s à New-York. On a découvert en effet que le petit ustensile de 12 cm de diamètre était en fait un bol millénaire, datant de la dynastie Song.
Nous voilà donc bien loin de la valeur d’usage du bol, qui sert normalement de contenant et que nous pouvons utiliser en tant que tel et dans ce cadre strict. Il aura suffi d’une expertise de spécialiste pour que l’objet change totalement de sphère, et que le propriétaire d’un ustensile bien banal se trouve à la tête d’une colossale fortune (valeur d’échange), et envié de tous (valeur de représentation). Le décalage entre la première valeur et les deux autres dépasse tout entendement.
Je vois là un symbole de la folie humaine, qui atomise toute proportion entre les choses. Disparaît ici toute raison (raison et proportion ont la même racine : ratio, en latin). On quitte la vie normale, pour entrer dans le domaine du pur artifice.
Et l’abîme se creuse entre ceux qui en tirent profit, et les autres, qui restent dans le plus pur dénuement. Pensons aux énormes différences sociales d’aujourd’hui. Faudra-t-il suggérer aux pauvres de garder précieusement leur misérable vaisselle, si encore ils en ont une, au cas où… ?
Article paru dans Golias Hebdo, 4 avril 2013
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Les textes composant cet ouvrage sont tous parus, sous leur forme initiale, dans un journal hebdomadaire. Ils concernent des sujets d'actualité étranges, bizarres, insolites, souvent amusants, mais se prêtant toujours à un commentaire philosophique. Ils peuvent servir de points de départ pour la réflexion individuelle du lecteur, mais aussi ils peuvent alimenter des débats thématiques collectifs (cours scolaires, cafés-philo, réunions de réflexion...).
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