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e viens de voir l’excellent nouveau film de Martin Scorsese, Le Loup de Wall Street, qui présente l’ascension d’un trader sans scrupule, jouant en Bourse comme au casino, et n’ayant en toute occasion qu’un mot cynique : il faut s’enrichir individuellement coûte que coûte, même en piétinant tout sur son passage. Quiconque réussit dans cette course à l’argent est justifié par là même, et malheur à celui qui échoue ! Il faut être un winner, un gagnant, et non pas un looser, un perdant.
À la différence de ses films antérieurs, ou Scorsese montrait, selon le schéma chrétien traditionnel, qu’à une ascension succédait une chute qui pouvait être une occasion de rédemption, ici la chute du personnage ne l’empêche pas de parader, de donner des conférences sans rien démordre de son credo, et de bénéficier, même en prison, d’une grande aura. Télérama a bien raison de dire que ce film dépasse le cas d’un individu isolé, pour signifier la chute de toute une civilisation (18/12/2013, p.65)
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Je viens de mentionner le christianisme, dont le réalisateur du film est tout imprégné. On sait qu’il contient un anathème radical contre les riches : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » (Matthieu 19/24 ; Marc 10/25 ; Luc 18/25). Comment donc les États-Unis d’Amérique, qui se disent majoritairement chrétiens, peuvent-il adopter le type d’attitude incarné dans ce film, attitude qui sous-tend tout leur capitalisme libéral et individualiste ?
La réponse est dans l’évolution paradoxale du protestantisme. Au départ, l’homme n’est rien sans la grâce que lui octroie Dieu. Mais loin de mener à l’angoisse de l’incertitude et finalement à la paralysie, comme dans le jansénisme par exemple, ce présupposé a conduit, comme Max Weber l’a montré dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, à un dynamisme.
Comment savoir en effet si l’on bénéficie de cette grâce ? Tout simplement en agissant, et l’issue qui sera réservée à l’action le montrera. Ainsi la réussite vaut justification, et l’échec condamnation. C’est l’ancienne vision théologique de la rétribution, où le sort réservé à chacun montre son mérite. Finalement c’est la Force brute qui est tout, et malheur aux vaincus ! (Vae victis !). On pense aux jugements de Dieu médiévaux, au duel judiciaire, où le vainqueur l’était avec l’aide de Dieu, Deo juvante – ou encore aux ordalies.
Cette vision a été abandonnée en Europe dès la fin du Moyen-âge, mais elle perdure encore dans le pays le plus puissant du monde, dont l’idéologie participe ainsi du plus grand archaïsme !
Article paru dans Golias Hebdo, 16 janvier 2014
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Ce texte est extrait d'un des deux tomes de mon ouvrage Chroniques religieuses. Pour plus de détails sur ces deux livres, cliquer: ici.
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