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onc l’Apocalypse prédite ne s’est pas produite. Mais une foule de journalistes s’est tout de même précipitée à Bugarach, et le buzz a bien fonctionné dans tous les canaux de communication. [v. Eschatologie]
À la base, il n’y a eu dans cette prophétie qu’un phénomène de langage, de storytelling, à quoi certains ont fait crédit, accordé foi ou fiducia, et que d’autres ont relayé ensuite par comportement moutonnier. C’est donc le langage lui-même qui, loin de rendre compte d’un événement, l’a de toutes pièces créé. Les linguistes parlent à son propos de sa valeur performative : il fait advenir ce qu’il énonce. Dire vaut faire : il suffit qu’on croie à ce qui est dit, pour que la chose soit. On peut parler aussi de prophétie autoréalisatrice.
Outre le Fiat Lux ! de la Genèse, on en a un exemple frappant dans l’Évangile, avec la parole du centenier à Jésus : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit ; mais dis seulement un mot, et mon serviteur sera guéri. » (Matthieu 8/8 ; Luc 7/6-7) Encore cette traduction est-elle inexacte. Le texte porte : « Parle par ta parole » (grec initial : eipe logô, latin Vulgate : dic verbo). C’est d’un instrumental qu’il s’agit, et non d’un complément d’objet direct, qui serait un accusatif. On sait que cette parole a été reprise et recontextualisée à la communion des catholiques : par elle seule l’indignité du fidèle est conjurée. Merveilleux miracle !
Loin de moi l’idée de nier ce pouvoir efficace ou thaumaturgique de la parole : une fois entendue, elle peut délivrer le patient dans une psychothérapie, par exemple. Et peut-être aussi une fois proférée: de là pourrait venir le pouvoir auto-thérapeutique de la prière.
Cependant le problème réside dans le degré de confiance que nous lui donnons lorsque nous l’écoutons. Si cette dernière est aveugle, le phénomène peut conduire à toutes les aliénations. Le Pouvoir, religieux par exemple, peut s’en emparer pour asseoir sa domination sur les êtres : les promesses n’engagent que ceux qui y croient…
Dans le domaine artistique (car tout se tient quand il est question de l’homme) il suffit par exemple que tel artiste ou critique écouté dise qu’une branche d’arbre est de l’art, et la voilà, exposée dans un musée, l’objet de toutes les adorations. Il n’est pas de parole à quoi on ne puisse faire crédit. On prend les hommes comme les lapins, par les oreilles.
Si donc certaines fables instituent, d’autres mystifient. Il y a finalement une ambiguïté profonde dans cette « fonction fabulatrice » par quoi Bergson caractérisait l’humanité. Mais déjà Ésope ne disait-il pas que la langue est la meilleure et la pire des choses ?
Article paru dans Golias Hebdo, 2 janvier 2013
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Ce texte est extrait d'un des deux tomes de mon ouvrage Chroniques religieuses. Pour plus de détails sur ces deux livres, cliquer : ici.
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