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ous devrions toujours habiter l’instant présent, y trouver plénitude et évidence. Or nous en sommes loin.
J’ai reçu en effet, le jour même de notre entrée dans l’hiver, le catalogue d’été d’une maison de vente par correspondance. Au cœur des frimas, nous voici donc à anticiper le soleil, la plage, les maillots de bain, etc. Projetés ailleurs, nous n’habiterons plus l’hiver, qui pourtant a ses attraits, comme le ressentent les habitants des pays tropicaux ou équatoriaux, où du fait de l’absence d’alternance des saisons tout paraît monotone. Notre existence sera à l’image de celle des mites, condamnées dans nos placards à passer les hivers en tenues légères, et les étés en manteaux de fourrure.
Pourquoi ce décentrement, ce décalage quasi caricatural ? Bien sûr les raisons de cette fuite en avant sont commerciales. Il faut toujours aguicher le client, qu’on suppose devenu inappétent, par du nouveau, par du dépaysement. Mais à ce compte-là, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? On pourrait proposer à chaque début de saison comme catalogue l’exact correspondant de l’année suivante, et la boucle se refermerait.
… Nous fuyons loin de nous-mêmes. Sénèque disait à l’adresse de Lucilius : Tecum fugis. Animum debes mutare, non caelum – Tu te fuis toi-même. C’est d’esprit que tu dois changer, non de ciel. Ailleurs l’herbe est plus verte, pensons-nous toujours. Souvenons-nous aussi de ce que disait Beckett : « L’homme s’en prend à sa chaussure alors que c’est son pied qui est malade. »
Dans le christianisme même, il y a matière au décentrement, à l’arrachement à l’instant présent, si on en considère la strate rédactionnelle eschatologique ou apocalyptique. L’attente y est valorisée, sous la forme négative de crainte, ou positive d’espérance.
Mais ce n’en est pas la seule vision possible. « Ce que vous attendez est déjà venu, et vous ne le connaissez pas », dit fort bien l’évangile selon Thomas, qui est un grand texte de sagesse, et qui, comme tel, récuse attente et espérance.
Il suffit en effet de savoir apprécier le présent, le cadeau qu’il nous fait : le présent du présent. Laissons les publicitaires aux stratégies qu’ils échafaudent pour nous divertir, c’est-à-dire littéralement nous détourner de nous-mêmes. Sachons seulement, comme le dit William Blake, « voir un univers dans un grain de sable, un paradis dans une fleur sauvage, tenir l’infini dans la paume de la main, et l’éternité dans une heure. »
Article paru dans Golias Hebdo, 13 janvier 2011
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Ce texte est extrait d'un des deux tomes de mon ouvrage Chroniques religieuses. Pour plus de détails sur ces deux livres, cliquer: ici.
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