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uoi de plus touchant et éminemment positif, apparemment, que sa figure ? On pense aux brebis qu’il surveille et protège contre les agressions du loup, par exemple : que seraient-elles, sans sa sollicitude constante ?
Il n’est pas étonnant que la Bible développe à partir de cette vision gratifiante une conception pastorale de Dieu d’abord : « L’Éternel est mon berger, je ne manquerai de rien. » (Psaume 23/1). Et ensuite de ses représentants, lorsque par exemple Jésus, lui-même « bon berger » (Jean 10/11), transmet cette fonction à Pierre : « Pais mes agneaux. » (Jean 21/15) Le titre de « pasteur » en milieu protestant atteste de cette belle fonction protectrice.
Mais le problème est que le berger n’est pas toujours digne de la fonction dont il se réclame. Certains, loin de protéger des loups, ne sont que des loups déguisés, ravageant en réalité la bergerie.
C’est à quoi j’ai pensé en voyant le film autobiographique de Sarah Suco Les Éblouis, où un gourou ou chef de secte, appelé « Le Berger » soumet à son bon-vouloir toute une communauté endoctrinée d’ouailles (au sens du latin oviculae, petites brebis), qui d’ailleurs réclament sa présence en bêlant littéralement. Au nom de l’Esprit, qui décidément peut-être la meilleure et, quand il n’est pas contrôlé, la pire des choses, le chef charismatique soumet ses assujettis à des manipulations mentales, d’humiliantes confessions publiques, procédés totalitaires qui font penser aux procès staliniens (comme dans L’Aveu), des séances d’exorcismes d’une extrême violence, etc. En fait il ne tire son pouvoir que de la projection aveuglée que font les disciples sur sa personne, d’où l’« éblouissement » du titre. Ici j’ai pensé au mot de « berlue », qui vient de l’ancien français belluer « éblouir ».
Finalement alors, faut-il abdiquer toute liberté et se mettre à la merci d’un Berger capable seul de nous rassurer, de nous délivrer de nos peurs ? le Grand Inquisiteur de Dostoïevski, dans l’apologue connu des Frères Karamazov, prétend que les hommes préfèrent toujours être guidés, et ainsi délivrés du fardeau de la liberté, que portent à leur place ceux qui les dirigent.
Mais cette conception pastorale de la religion ne nous condamne-t-elle pas à une hétéronomie fondamentale, alors qu’on pourrait se proposer pour soi un autre idéal, celui d’une autonomie vraiment libératrice ?
En fait nous avons peur de notre propre ombre[1]. Et nous nous laissons subjuguer par le premier venu. N’oublions pas que ce mot, où l’on voit aujourd’hui « éblouir », veut dire initialement « dominer », « asservir » (latin subjugare).
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