Elle implique simplement une possibilité, et elle s’oppose à la réalité. Qu’une chose soit possible ne signifie pas qu’elle existe. Comme dit l’axiome latin : « De pouvoir être à être la conclusion n’est pas valable » (A posse ad esse non valet illatio).
Mais on peut oublier cette distinction, et prendre le virtuel pour le réel. Ainsi le 20 novembre dernier, chez Sotheby’s New York, une simple banane scotchée un mur blanc avec du ruban adhésif par l’artiste italien Maurizio Cattelan a été adjugée pour la somme de 6,2 millions de dollars. Il y a bien sûr là une obscénité totale, en pensant à tous ceux qui de par le monde meurent de faim. Mais il existe de curieuses justifications « artistiques » à cet événement.
On nous dit que depuis l’urinoir exposé par Marcel Duchamp en 1917 ce n’est pas la matérialité de l’objet lui-même qui compte, mais l’idée qu’a eue et le geste qu’a fait l’artiste en l’exposant. Et de fait la banane peut être mangée, et certains ne se sont pas privés de le faire, et d’ailleurs elle doit être remplacée périodiquement pour cause de décomposition. Mais c’est sans importance, seule compte l’idée initiale de l’artiste, et son attestation dans un document écrit remis à l’acquéreur.
Il s’agit pour lui de faire comprendre au spectateur (intellectuellement, non de façon sensible comme dans l’art authentique) l’aléatoire de nos admirations, induites par l’aura naturelle attachée au lieu d’exposition.
Pour cet « art », dit conceptuel, l’œuvre donc au sens matériel n’existe pas, elle est virtuelle dans l’esprit de celui qui y a pensé le premier, et quand on parle d'œuvre on confond le virtuel (l’idée) avec le réel. Il est alors indifférent que l’objet-prétexte lui-même soit repoussant, comme dans des boîtes de conserve étiquetées, numérotées et signées contenant les excréments de l’artiste italien Piero Manzoni (Merde d’artiste, 1961) – ou même n’existe pas du tout, comme la Sculpture invisible de Salvatore Garau vendue 15 000 euros en 2021.
Autrefois il y avait des œuvres sans auteur. Maintenant il y a des auteurs sans œuvre. Cette virtualisation et cette déréalisation sont significatives de notre époque, qui aime les cryptomonnaies, croit aux « vérités alternatives » et aux fake news. L’artisan d’autrefois travaillait dans la matière. L’artiste d’aujourd’hui n’en a pas besoin. Il lui suffit d’avoir de temps en temps une idée, et pour la promouvoir une bonne agence de communication. Sa présomption fait le reste : même s’il n’a rien à montrer, on présume toujours qu’il peut le faire. Son nom suffit, et le buzz sur les réseaux sociaux. Lui font naturellement crédit l’Institution muséale et les critiques. Je parlais tout à l’heure d’obscénité. Deux autres mots me viennent maintenant : celui d’imposture (pour l’« artiste »), et celui de bêtise (pour ses thuriféraires).
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