En général la nature ne nous invite nullement, à différer, dans le temps, la réalisation d’un désir, par réflexion d’un inconvénient qui en pourrait survenir. Ce délai que l’on se fixe alors, ou cette frustration que l’on s’impose, supposent toujours une distance prise par rapport au monde des pulsions, tout à fait étrangère aux « lois » du monde de la nature.
Supposons que je renonce à une promenade alors qu’il fait beau, pour rester chez moi à travailler, en vue de la réussite à un examen, je me situe dans une perspective d’anticipation, et je sacrifie un bien présentement tout à fait accessible, à un autre bien, celui-là totalement hypothétique, mais préféré, et escompté pour l’avenir. Ici encore, la prévision et la prévoyance donnent une finalité à ma conduite, qui échappe dès lors aux déterminismes et aux causalités – choses seulement naturelles...
Je passe, comme disent les philosophes, de l’ordre du « désir », à celui de la « volonté ». Vouloir vraiment, disent-ils, est « vouloir ce qu’on ne veut pas » : c’est-à-dire, dire non à son désir.
Peut-être l’essentiel du processus de culture est-il là : la culture serait toujours une sorte de « distance prise » (vis-à-vis des instincts...). En ce sens, la culture est le sens du futur, qui la caractérise toute entière. Si je dis seulement : « Demain, je ferai cela », je ne suis plus dans la sphère de la nature. Le futur, considéré même comme temps grammatical, définit toute la culture.
L’homme est une différence différante. Sur ce sens essentiel de l’anticipation, voyez la phrase de Valéry : « Toute civilisation est perspective. » C’est de la même façon, par le sens du futur, que Georges Steiner définit la culture : Dans le château de Barbe Bleue – Notes pour une définition de la culture (Gallimard, « Folio Essais »).
Ce qui différencie l’homme de l’animal ce n’est pas la complexité du travail effectué mais le rapport au temps. Le travail des abeilles par exemple, ainsi que Marx l’a remarqué, est très complexe. Mais si on ne vit que dans et pour le présent, on régresse à l’animal. Pour cette perte aujourd’hui du sens du futur, on peut voir les travaux de Michel Maffesoli. On ne vit plus aujourd’hui sur un report de jouissance. Pour Maffesoli ce n’est pas là la fin de la culture, mais la marque d’une nouvelle culture, n’intégrant plus l’idéologie sacrificielle traditionnelle. – Mais j’en doute : c’est plutôt il me semble le règne de l’immédiateté pulsionnelle, de l’absence de projet et de l’unidimensionnalité d’individus sans structure – je veux dire avec seulement appétits et réflexes, sans réflexion.
Sur l’absence chez certains du sens du futur, voyez la phrase par laquelle Montesquieu, dans L’esprit des lois, définit le despotisme : « Quand les sauvages de l’Amérique veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre, et mangent le fruit à terre. » Voyez aussi du même auteur, dans les Lettres persanes, son apologue des Troglodytes, où il oppose les bon Troglodytes (prévoyants), et les mauvais (imprévoyants).
Notez, comme tout se tient – Mélange c'est l'esprit –, le rôle de la perspective en peinture. Elle est inventée à l’époque où l’utopie se fait à nouveau jour à la Renaissance : on y projette pour le futur la cité idéale (ex. : Campanella). La perspective serait la matérialisation plastique de cette orientation mentale. Elle est en tout cas un procédé et une projection intellectuels bien plus que sensibles. – L’art moderne au contraire valorise l’immédiateté, l’urgence, la proximité : d’où peut-être son refus de la perspective et son espace bidimensionnel, frontal. (pp.11-12)
© M.T. – 2010
Ce texte est un extrait légèrement augmenté du chapitre premier de mon ouvrage Comprendre la culture générale, consacré à Nature et Culture :
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→ Pour lire le paragraphe précédent, auquel celui-ci succède dans ce même chapitre, cliquer sur : Éros et Agapè.
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