Cependant les hommes ont inventé face au monde des pulsions, ou au monde « naturel », un autre monde. Dans bien des œuvres, ces deux mondes s’affrontent.
La femme du Boulanger, de Pagnol, d’après Giono, est une admirable allégorie de la culture s’opposant à la nature : à l’incendie de la chair, de la pulsion, de la passion (adultère), s’oppose la tendresse (conjugale), où est toute la culture : comme on le voit dans l’admirable discours du boulanger à la fin du film ; de la même façon, au berger, nomade, s’opposent les villageois, sédentaires. Les deux univers s’opposent, les enjeux vont bien au-delà du cas personnel de l’héroïne.
Que dit le boulanger à sa femme ? Qu’il y a la beauté, évidemment, et le désir des sens ; mais aussi le don, l’offrande, le sacrifice de soi : cela n’est pas négligeable. « Et la tendresse, que fais-tu de la tendresse... ? » Ce n’est pas le berger qui se serait levé la nuit pour voir si elle dormait, était bien couverte, etc. ; ce n’est pas lui non plus qui lui aurait apporté le petit déjeuner au lit, aurait pris plaisir à la regarder manger, etc. Bref, on est là dans un tout autre monde que celui des pulsions (naturelles) ; on est dans le monde, non des sensations, mais des sentiments ; non de la passion, mais de l’action. C’est un monde substitutif, qui n’est pas un pis-aller ou le deuil du précédent. Évidemment ce monde est le contraire de la passion, et pour cette raison il paraît n’être pas passionnant. Mais on aurait tort de le mépriser. Par lui les hommes se sont élevés au-dessus des déterminismes, ou au moins ont-ils eu l’impression de le faire.
Ainsi il y a éros, ou la pulsion naturelle, captative, et agapè, amour de don, oblatif. La fidélité alors prend un sens, qu’elle n’avait pas tout à l’heure. Promettre fidélité à quelqu’un n’est pas s’engager à ne désirer que lui ou qu’elle, ce qui est absurde puisque le désir ne dépend pas de nous : je peux aimer ma compagne, et désirer la première fille qui passe dans la rue. Mais c’est s’engager à rendre quelqu’un heureux.
Aimer c’est vouloir aimer. La fidélité, absurde dans une perspective de causalité, prend son sens dans une perspective de finalité. Si on promet à quelqu’un de lui être fidèle, ce n’est pas qu’on ne désirera personne d’autre : on s’engage simplement à s’intéresser à quelqu’un. Au reste être fidèle à quelqu’un, ce n’est pas seulement ne pas lui être infidèle, si on doit par toute son attitude le lui rappeler constamment, en le lui faisant ainsi regretter. L’important ici est la promesse. Qu’on ne la tienne pas est une autre question : au moins a-t-on été capable de la faire. Le mariage monogamique, qui est une absurdité naturelle, s’éclaire alors. On épouse quelqu’un non pas parce qu’on l’aime, mais pour l’aimer. Ils s’aiment, non pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils deviendront l’un par l’autre. Projet, perspective, futur, anticipation, on quitte le monde de la nature pour entrer dans un autre monde, celui de la culture.
On voit bien cela dans la liturgie latine du mariage : Ego conjungo vos in matrimonium – « Je vous unis pour le mariage ». L'accusatif indique ici la direction. L’union est à construire, à bâtir. On n’est pas dedans au départ, il n’y a pas in matrimonio, un ablatif qui indiquerait simplement le lieu où l'on se trouve.
Aimer, c’est aider. « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour », dit Cocteau, dans Les dames du bois de Boulogne de Bresson. Brassens a admirablement montré cela dans sa chanson Bonhomme. Agapè a été admirablement définie dans le chapitre 13 de la première épitre aux Corinthiens. Ce texte est repris à la fin de Trois couleurs Bleu, film de Kieslowski : agapè y figure et incarne la victoire des forces de vie sur celles de mort.
L’opposition d’éros captatif et d’agapè oblatif fait la matière du classique de Denis de Rougemont, L’amour et l’occident. On peut voir aussi le film du même Kieslowski Décalogue 6, ou en une autre version Brève histoire d’amour. La fin est admirable, en tant que triomphe de la compassion sur la passion. Le 6e commandement, qui fait la matière de ce Décalogue 6 (« Tu ne seras pas luxurieux ») est ordinairement compris comme une défense, assortie de menace éventuellement terrorisante, alors qu’il faut le comprendre simplement comme un conseil pour advenir à l’humanité, et une mise en garde si on ne l'observe pas : « Luxurieux, tu ne seras pas. »
Dire : « C’est humain » pour excuser une faiblesse est une absurdité. Il faut chercher l’homme non dans ce qu’il est, mais dans ce qui le dépasse, dans ce vers quoi il cherche à s’élever. (pp.9-10)
© M.T. – 2010
Ce texte est un extrait légèrement augmenté du chapitre premier de mon ouvrage Comprendre la culture générale, consacré à Nature et Culture :
Lien pour cet ouvrage : cliquer ici
→ Pour écouter le développement de ce thème en émission de radio : cliquer ici.
→ Pour lire le paragraphe précédent, auquel celui-ci répond dans ce même chapitre, cliquer sur : Les lois de la nature.
→ Pour une illustration possible d'Agapè, voir Agapè : La fiancée juive.
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