Peut-être le désir, dans cette façon de le vivre au moyen des projections, mène-t-il à la mythomanie, à ce que Jules de Gaultier appelait, à partir du roman de Flaubert, le bovarysme. C’est une sorte de folie aveuglante, qui occupait déjà l’esprit de Don Quichotte rêvant à Dulcinée : la voyant même dans le roman de Cervantès telle qu’elle est, une souillon, il refuse de la voir ainsi et dit à son valet Sancho qu’elle a été « enchantée ».
L’erreur est de se laisser influencer par la fréquentation de certaines œuvres, ou certaines lectures, qu’on projette dans la vie elle-même. Car s’il y a des œuvres formatrices et instituantes, il y en a d’autres aliénantes, ou bien qui le sont devenues. Ce sont les romans de chevalerie auxquels croit le héros de Cervantès alors que le temps en est passé, les récits romanesques et kitsch pour Emma Bovary, dont les « filles » spirituelles sont en grand nombre : Jeanne dans Une Vie de Maupassant, Thérèse Desqueyroux chez Mauriac, etc. Toutes donnent l’impression d’être d’ailleurs, et de vouloir toujours être ailleurs. On pourrait aussi évoquer, dans la même lignée, le cas des Trois sœurs de Tchékhov, qui rêvent toujours d’aller à Moscou mais n’iront jamais. Il y a même une Madame Bovary adolescente, incarnée par Charlotte Gainsbourg dans le film de Claude Miller L’Effrontée (1985).
Ne jetons pas la pierre tout de même à ces êtres que la vie triviale et prosaïque n’a pas satisfaits. Fuir le réel dans ses rêves est assurément un obstacle au contact avec les autres, dont on ne voit pas ce qu’ils sont réellement. Mais cela étant, entre Madame Bovary déçue par ses deux amants et mourant de cette désillusion, et Monsieur Homais, parangon de bêtise satisfaite, triomphant à la fin du roman de Flaubert, je ne sais trop qui a le meilleur partage. Peut-être ce qui n’a pas de sens est-il supérieur à ce qui en a…
J’ai pris le parti dans ce livre de ne rien condamner radicalement, la réalité n’étant jamais en blanc ou noir. La folie est parfois vitale : Érasme en a fait d’ailleurs l’éloge. Laborit a écrit un paradoxal mais instructif Éloge de la fuite. Individuellement parlant, devant la prose désenchantante de l’existence, on peut vouloir se sauver, non au sens d’opérer son salut, mais au sens de s’enfuir. Un fou, au moins, ne développe pas de cancer...
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Ce texte est extrait de mon livre Savoir aimer - Entre rêve et réalité, p.29-30.
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DESCRIPTION
Aimer au sens humain du mot n'est pas quelque chose de spontané. Cela s'apprend tout au long de la vie, et par une réflexion à quoi ce livre veut contribuer. Il ne défend aucune vision normative de l'amour. Il traite d'abord de l'amour-passion, qui se nourrit de désir et de rêves. Puis de l'amour-compassion, qui affronte le réel. Ensuite il met en lumière les dangers qui guettent l'un et l'autre : l'oubli d'autrui pour le premier, le sacrifice de soi pour le second. La (...)
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