C’est le propre me semble-t-il de l’art totalement abstrait, comme celui de Pierre Soulages à qui on a consacré un éloge national à l’occasion de sa mort. Il a totalement récusé dans son œuvre toute idée de représentation, de rappel quelconque du monde visible, pour ne se consacrer qu’à l’exploration du seul matériau pictural mis à sa disposition, en l’occurrence la couleur noire. Il a multiplié quasiment à l’infini les différentes façons de la voir, les jeux toujours changeants qu’elle présente avec la lumière, suivant la mise en œuvre qu’elle subit sur le support. De là est venue l’idée d’outre-noir, qui à force d’être répétée a pris valeur de slogan et de marque de fabrique.
Cette démarche à mon avis relève de l’expérience scientifique plus que de la peinture elle-même. Il ne faut pas oublier le mot de Vinci, selon lequel la peinture est une cosa mentale, une chose mentale. Elle doit dépasser le simple plaisir rétinien, pour faire réfléchir à quelque chose d’autre qu’elle-même. Sinon il n’y a qu’émotion indicible, ou décoration. Toute communication, tout partage verbalisable, qui implique la reconnaissance minimale d’un objet du monde, sont coupés.
En fait l’esprit recherche toujours et finit par voir des formes reconnaissables dans l’informe même : c’est le phénomène de paréidolie. Comment peut-on avoir alors la prétention de se passer totalement de la représentation, ou de l’image au sens étymologique d’imitation des choses (mimésis) ?
Le président Macron, dans son hommage au peintre, a évoqué le vert Véronèse, le brun Van Dyck, le bleu Nattier, pour finir par le bleu Klein et le noir Soulages. Mais c’est oublier que pour les trois premiers vert, brun, bleu ne sont pas le tout de leurs tableaux, et loin de là. Ils sont subordonnés à la représentation. Tandis que l’émancipation et l’autonomie de la couleur chez les deux derniers, séparée de sa fonction première qui est de servir un contenu partageable entre êtres humains, est un singulier appauvrissement. On n’a plus que matériaux de construction, sans construction.
Dans cet abandon, je vois un antihumanisme foncier. Chacun, aussi bien le peintre que le spectateur, est réduit à un solipsisme. Le tableau ne s’adresse pas à l’esprit, à sa soif par exemple de mythes et de fictions, mais aux sens seuls. La forme l’emporte sur la signification. Or l’art est toujours une relation entre un formel et un significatif. On peut certes préférer le premier, mais il ne faut pas oublier le second.
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