... L’Agneau de Dieu est omniprésent dans l’Apocalypse, où il est moins agneau pascal, rituellement abattu et consommé, ou victime immolée même consentante, qu’agneau céleste, élevé en gloire, partageant le trône de Dieu, et menant le combat eschatologique contre les forces du mal. De là vient par exemple le Retable de l’Agneau mystique, de Van Eyck, dans la cathédrale de Gand. On sait ce que doivent les thèmes les plus problématiques aux prestiges de l’art. Combien d’Agnus Dei en musique font oublier par leur beauté ce que le thème peut avoir par certains côtés de contestable ! On ne dira jamais assez ce que doivent les théologiens (dirai-Dieu lui-même ?) aux artistes.
On notera que la construction paulinienne ne s’intéresse pas du tout à l’enseignement de Jésus, au contenu de sa prédication par exemple lors de son ministère public, ne serait-ce que parce que précisément cet Agneau de Dieu qu’il réactualise et réécrit d’après Isaïe est muet, et n’ouvre point la bouche. Ce silence singulier sur les paroles mêmes de Jésus existe aussi dans chacun de nos deux Credos (le Symbole des Apôtres et le Symbole de Nicée). Certains le regrettent. Mais d’autres font remarquer qu’un tel scénario sotériologique, via le sacrifice, est plus émotionnellement efficace et touchant, plus frappant par les échos, même irrationnels, qu’il suscite, et plus à même de fonder et cimenter une communauté que des paroles ou un enseignement. Il faut laisser ouvert ce débat, sans doute le plus important qui soit à maintenir en christianisme.
De toute façon, la construction de l’Agneau de Dieu ne tient que si l’agneau, comme dit Is 53/7, est silencieux devant le couteau. Viendrait-il à se débattre, à crier, que toute la construction s’effondrerait. Pareillement si Isaac, figure ou préfiguration du Christ immolé pour les chrétiens, venait à se débattre devant le glaive d’Abraham (Gn 22/10). Croyons peut-être de toutes nos forces à ce silence. Aussi bien il peut nous faire vivre, parfois... Mais ne soyons pas triomphaliste : ce silence béni, il nous faut le mériter, comme dit Annibal Lecter à Clarice Sterling dans Le Silence des agneaux, roman de Richard Harris (1988), et film de Jonathan Demme (1990).
Il existe un autre agneau, moins connu, mais non dénué d’intérêt. Il appartient à un évangile non canonique, de tendance gnostique, l’Évangile de Thomas. Je cite le logion 60 en entier, car dans sa simplicité il est d’une grande profondeur : « Ils virent un Samaritain emmenant un agneau et entrant en Judée. Il dit à ses disciples : ‘Pourquoi celui-ci tourne-t-il autour de l’agneau ?’ Ils lui dirent : ‘Pour le tuer et le manger.’ Il leur dit : ‘Aussi longtemps qu’il vit, il ne le mangera pas, sauf s’il le tue, et qu’il devienne un cadavre.’ Ils dirent : ‘Autrement, il ne pourra pas le faire.’ Il leur dit : ‘Vous-même cherchez un lieu pour vous dans le repos, de peur que vous ne deveniez cadavre, et que l’on ne vous mange.’ »
Au lecteur maintenant de choisir, selon sa conviction intime, entre les deux agneaux : celui qui porte ou enlève les péchés du monde, ou celui qui doit tout simplement rester en vie pour ne pas être dévoré : on parle toujours en effet d’une vie après la mort, mais qui s’occupe qu’il y en ait une avant (une véritable) ? Le premier agneau a pour lui toute la tradition et le magistère. Mais le second veut éviter la mort (spirituelle) dès cette-vie ci, et il mène au repos, à ce qu’on nomme à partir du grec un hésychasme, et à partir du latin un quiétisme (v. Repos*). Et il parle sans doute au plus profond du cœur de certains.
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> Ce texte est extrait du tome 1 de ma Théologie buissonnière, préfacé par André Gounelle, pp. 16-18 :
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