J’ai revu récemment sur Arte le film de Matthieu Kassowitz La Haine, sorti en 1995. Ce qui m’a frappé est que les trois jeunes gens originaires des banlieues dont le film suit les aventures parlent constamment, mais par seules bribes. Suivant la pure impulsion du moment, ils abandonnent un sujet pour passer aussitôt à un autre. Guidés par leurs instincts et en proie à leurs émotions, ils sont incapables d’enchaîner un discours suivi. Au milieu du film, un vieil homme leur raconte une histoire assez longue, sur laquelle ils pourraient réfléchir. Mais non, ils n’y comprennent rien, et tout ce qu’ils trouvent à dire est : « Mais qu’a-t-il voulu nous dire ? »
Il me semble que là est une origine de la déshérence des banlieues : l’incapacité de ces jeunes à saisir un discours d’une certaine longueur. Or on sait que c’est le langage qui est civilisateur. Il remplace l’expression pure de l’instinct dans le monde réel par la représentation des choses qui s'y trouvent, et par rapport auxquelles il crée une distance salutaire. La nature, dont sont très proches les jeunes gens du film, ne connaît que les faits, et comme loi, celle du fait accompli. Seul le langage peut faire imaginer autre chose que les faits seuls, se représenter des normes, et faire reculer l’expression des instincts. La pensée du forfait assortie de celle de son châtiment peut l’empêcher de survenir.
C’est surtout le cas, au sein du langage, du discours suivi, d’une certaine longueur. C’est la fonction traditionnelle des mythes et des récits. Plus peut-être que les seules injonctions. La Bible, par exemple, connaît les deux. Ainsi, le Lévitique ne contient que des injonctions, qui n’ont d’autre but que faire baisser la tête. Mais les récits, dont par exemple le livre de Jonas, font appel à l’intelligence de l’auditeur ou du lecteur. Des marges d’indétermination s’insinuent en eux, et le message qu’ils offrent n’est pas univoque. Réfléchir sur eux permet la métacognition, c’est-à-dire la capacité qu’a la pensée à s’interroger elle-même. Il me semble qu’il est plus digne d’un homme de les fréquenter, car il peut co-créer à bien des siècles de distance avec leur rédacteur. C’est pourquoi personnellement, à la Chanson de Roland ou à La Marseillaise, je préfère comme « récit national » les fables de La Fontaine, qui font réfléchir et non marcher au pas.
Quel dommage que nos trois « héros » n’y aient pas accès !
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