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ntrée en vigueur depuis le 1e janvier, une nouvelle loi promulguée en Irlande fait du blasphème une infraction punie par la loi, d’une amende pouvant aller jusqu’à 25 000 euros. Outre le côté archaïque de la chose, il importe à mon avis d’en souligner le contenu extrêmement naïf.
L’idée de blasphème suppose un lien fort, de type reproductif, entre la représentation d’une chose et la chose elle-même. Or, dans quelque langage que ce soit, la représentation de quelque chose n’est pas la chose. Représenter n’est pas reproduire. Le mot chien ne mord pas, il n’est qu’un son, au reste différent dans les différentes langues : on le sait depuis l’épisode biblique de Babel, où Dieu a diversifié les langues pour confondre les hommes.
Pareillement dans le monde des images, ainsi que Magritte par exemple l’a bien montré. Sous l’image très ressemblante ou réaliste d’une pipe, il a mis en légende : « Ceci n’est pas une pipe », voulant signifier par là que ce n’en est qu’une image, une représentation. Nous sommes dupes ici d’une vieille illusion : l’illusion référentielle. Les signes en vérité, s’ils font bien penser aux choses, ne les contiennent pas, dans tous les sens de ce mot – recéler, et limiter.
On peut penser à Cratyle qui dans le dialogue éponyme de Platon croit sans réfléchir à ce lien intrinsèque entre le signe verbal et la chose qu’il désigne. Et aussi à la querelle qui opposait au Moyen Âge les Réalistes aux Nominalistes. Les premiers défendaient une adhérence du signe à la chose, que les seconds niaient.
Ce sont pourtant eux qui avaient raison, et que les modernes ont rejoints. Voyez par exemple Mallarmé déplorant le total arbitraire du signe, ou, comme il disait, « le hasard demeuré aux termes » : ainsi jour est obscur par le son, et clair par le sens, et c’est exactement l’inverse pour nuit. Prenez aussi le cas de l’adverbe compendieusement, mot très long qui signifie tout simplement : bref. Comment adhérer encore ici au cratylisme, et échapper au conventionnalisme ?
La position nominaliste est la plus pieuse il me semble, puisqu’elle rend mieux compte de la transcendance de Dieu : comment penser qu’il se résume au nom qui l’exprime, ou à telle image censée le représenter ?
La théologie négative ou apophatique proscrit même à son propos tout langage, dont l’importance dès lors est totalement dévalorisée. Dieu est plus grand que tout ce qu’on peut en dire, comme il se voit dans l’expression arabe Allah akbar !, où akbar est un comparatif (dit ici élatif).
Le franciscain Guillaume d’Ockham, chef des Nominalistes, fut quant à lui excommunié en 1330. Il faut réhabiliter cet « hérétique », pour avoir bien compris que Dieu excède tout discours et toute représentation humains – et donc que la notion de blasphème à son égard n’a aucun sens.
[v. Iconoclasme]
Article paru dans Golias Hebdo, 21 janvier 2010
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