Voici un texte essentiel de Mallarmé, qui ouvre son recueil Poésies :
Salut
Rien, cette écume, vierge vers
A ne désigner que la coupe ;
Telle loin se noie une troupe
De sirènes mainte à l’envers.
Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe
Vous l’avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et d’hivers ;
Une ivresse belle m’engage
Sans craindre même son tangage
De porter debout ce salut
Solitude, récif, étoile
A n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile.
Le poète porte un toast à ses amis, dont l'art poétique est proche du sien. La dernière strophe, la plus belle à mon avis, indique les trois pôles essentiels de la vie (« solitude, récif, étoile »), mais qui de toute façon ne sont rien à côté de la page et de la toile blanches (à la fois toile du peintre et voile du bateau), supérieures à tout puisqu'incarnant leur refus même de tout choix. Toute détermination est une négation, comme disait Spinoza, et donc fait toujours regretter l'indétermination qui la précède, comme je l'ai souligné dans mon article Néant.
Notez que « le blanc souci de notre toile » est une hypallage de qualification, pour : « le souci de notre toile blanche ».
J'ai parlé dans mon article, pour l'Occident, de la tradition apophatique en théologie (de Dieu on ne peut dire que ce qu'il n'est pas). – Mais en Orient existe une tradition spirituelle comparable. Ainsi en Inde ce que nous voyons n'est qu'illusion (Maya), et la réalité ultime (Brahma) est le vide ou l'absence, une fois déchiré ce voile qui nous abuse. Voyez : « Le cœur trempé sept fois dans le néant divin » (Leconte de Lisle, fin de Midi). Notre vie est comme un film vu dans une salle de cinéma. À la fin, une fois les lumières rallumées, l'écran redevient tout blanc, et n'a été marqué par aucune péripétie du film.
→ Voir aussi : Tableau blanc.