Voici un premier extrait du chapitre 12 de mon ouvrage Laquelle est la vraie ?, avec les photos qui l'accompagnent :
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... Les images négatives ne nous condamnent jamais sans retour, et la lucidité de ceux qui exclusivement s’y donnent, peut-être faut-il la plaindre. Salutaire retour aussi du « positif » des choses, même au prix d’un trucage. Au moins les gestes qui le manifestent semblent-ils sans équivoque. À la différence du spectacle nu et isolé des choses mêmes, livrées à leur simple « être-là », tout geste est l’embryon d’une intentionnalité décelable ou explorable, le début d’une fiction. Toute une rhétorique y est en germe : tout le théâtre social, psychologique, artistique imaginatif, narratif aussi, auquel nous sommes habitués, y est contenu. Caresser une joue réconforte. Et la figure caressée aussi semble réconfortée, par effet de contamination contextuelle, de référence immédiate et quasi automatique à des contextes de cet ordre déjà vus ‑ en nos vies ou dans nos images, ou plutôt dans nos images qui informent notre vie.
Je ne sais pas si le premier homme qui instinctivement a caressé, une joue a vu l’émouvant de la scène, objectivement : en fait ce n’était probablement qu’une action-réflexe, ce n’était pas une scène. Mais le premier qui a représenté ce geste, oui. Première mise en scène, première solennisation. Premier arrachement au réflexe ou à l’instinct, première source de réflexion, premier acte de civilisation, car cette dernière est représentation et mise à distance. Main mise aux choses et leur transfert dans autre chose, leur transformation en autre chose : le futur promis. La civilisation est perspective. Modélisations signifiantes, symboliques, pré-figurantes, et finissant par structurer toutes nos perceptions... Rembrandt figure les gestes de la Fiancée juive, jeu de mains, à deux ensemble se recouvrant, et aussitôt tendresse, caresse et promesse dans nos esprits sont associés. Deux mains disent demain, à jamais.
Puis on imite le geste, tout chargé de sens, par les institutions, coutumes, habitudes sociales, et par les peintres, les artistes, qui les représentent, les confortent, les relaient. Nous sommes ainsi les metteurs en scène de nos sentiments, la vie quotidienne n’est que scénographie, imitation, reconnaissance. Qui aimerait s’il n’avait pas déjà entendu parler de l’amour, qui embrasserait s’il n’avait pas déjà lu, dans un livre, le récit d’un baiser ? Nous lisons à deux le baiser sur la page, et puis... « Il me baisa la bouche tout tremblant ». Rien de si juste que cette confession de Francesca. Toute la littérature y est contenue, et son antériorité-supériorité sur la vie. L’art, l’expression en général des choses, et la représentation qu’ils permettent, nous font. Si le mot amour vient à surgir entre deux êtres, ils s’aiment. Mais pas ou guère avant. Et même, à force de débiter des galanteries à l’être aimé, on en vient à croire à tout ce qu’on lui dit. Le jeu, le trucage », débouchent sur le vrai. On aime qui on dit aimer, ou bien qui on caresse, ou qui on se voit caresser – peut-être pour imiter ce que d’autres déjà nous ont montré... (pp.89-91)
© Michel Théron 2010
À suivre...
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