J’ai entendu sur France Inter, le 3 mars dernier, à l’émission Le téléphone sonne, une excellente discussion sur la maltraitance dont sont victimes les enfants. Ce qui m’a frappé est l’extrême complexité de cette question.
D’abord il a été dit que l’enfant maltraité par ses parents se sentait coupable de cette maltraitance. Dans cette réaction a priori paradoxale (on attendrait plutôt une révolte) je vois resurgir un fond archaïque de l’humanité, qui rattache toujours le malheur à la culpabilité. Voyez les deux sens de notre mot « misérable » (malheureux et méchant). Dans la Bible l’homme frappé par le malheur (un aveugle par exemple) est censé avoir mérité son sort, et Job accablé s'entend dire par ses amis qu’il a péché. C’est le vieux fantasme théologique de la rétribution, pendant occidental du karma indien, qui lie le sort qu’on a à ce qu’on mérite. Ainsi disons-nous encore lors d’une épreuve : « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter cela ? »
L’enfant attend naturellement de ses parents qu’ils l’aiment, et il voit en eux, comme on peut voir en Dieu, l’archétype de la bonté. Si la réalité dément cette attente, il s’accuse lui-même, au lieu de les incriminer. Aussi peut-il refuser d’en être séparé, car affectivement il tient à leur présence auprès de lui. Même complètement « saboté » par eux, comme il se voit dans l’effrayante et lucide Lettre au Père de Kafka, son « placement » ailleurs n’est pas toujours une solution aisée.
La question se complique encore quand certains anciens enfants maltraités deviennent à leur tour plus tard des parents maltraitants. N’ayant jamais réfléchi froidement à ce qui leur est arrivé, ils croient normal ce type de comportement, qu’ils répètent. La leçon générale est qu’il faut se libérer, par la réflexion, des attentes « archétypales ». Certes nous les projetons naturellement sur nos géniteurs : le père doit être le Père, le Re-père, quoi qu’il fasse. Mais enfin la vie doit être un combat entre les projections primitives et les perceptions réelles. On ne peut pas rester toujours dans la fantasmagorie et la sujétion. Et ce que je dis ici des enfants vaut aussi pour beaucoup de croyants qui vivent leur religion sur le même mode.
Voir aussi : On ne répond pas à son père...
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Nota : Un recueil de toutes les chroniques précédentes, que j'ai données à Golias Hebdo de fin décembre 2008 à début mars 2014, est disponible en version enrichie, avec regroupement thématique des notions, et assorti de nombreux liens internes et externes facilitant son exploitation, sous forme de livre électronique multimédia :
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