Quiconque pratique en profondeur lecture et écriture le sait bien : les textes sont comme les désirs ou les trains – chacun peut en cacher un autre. On lit d’abord, puis on écrit, et derrière ce qu’on écrit affleurent, consciemment ou inconsciemment, des souvenirs des lectures antérieures. L’ombre d’un texte ancien se profile toujours sur un texte nouveau, au point que l’originalité absolue n’existe pas. « Tout est dit, disait La Bruyère, depuis plus de 6000 ans qu’il y a des hommes et qui pensent. »
À partir du grec, on appelle palimpseste d’abord au sens propre un manuscrit regratté sur lequel on a inscrit un texte nouveau, puis par extension un texte qui opère la réécriture d’un texte plus ancien. Dans la tradition juive existe le midrash, qui est un commentaire exégétique de tel ou tel passage antérieur de la Bible, ainsi que le pesher, une méthode d’interprétation de la Bible propre à la secte de Qumrân, qui interprète les prophéties bibliques comme si elles se rapportaient à la période contemporaine. Selon cette méthode, le contexte historique d’origine n’est plus pris en compte. Elle actualise les textes de la Bible et donne une interprétation eschatologique des événements actuels. Dans les deux cas, il s’agit bien de réécriture par réactualisation.
Eh bien, on peut dire que tout le Nouveau Testament chrétien procède du même esprit. Les rédacteurs en sont tout imprégnés de leurs propres lectures de la Bible, et en utilisent constamment les passages pour y voir une préfiguration de ce qu’ils avancent, racontent, mettent en scène, indépendamment du sens qu’ils pouvaient avoir dans leur contexte primitif de rédaction. L’exemple du premier Credo chrétien, vu à la question précédente, le montre bien : pour en configurer la matière, Paul utilise simplement des passages de la Bible juive, où il voit des préfigurations et des garants de sa propre construction. La foi nouvelle est une réutilisation ou un « recyclage » de textes antérieurs, avec interprétation nouvelle.
Il en est de même pour les récits, le storytelling néotestamentaire. Ainsi le récit de la passion de Jésus n’est qu’un midrash, une reprise de textes antérieurs, principalement des psaumes. Le début du psaume 22 (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») est mis dans la bouche de Jésus mourant dans deux des quatre évangiles retenus, en Matthieu 27/46 et Marc 15/34. Quant au dernier cri de Jésus dans la même situation, en Luc 23/46 (« Père, entre tes mains je remets mon esprit »), il vient du Psaume 31, verset 5, avec simplement l’ajout du mot « Père ». Et parfois même le rédacteur indique expressément la référence au texte dont il s’inspire, alors qu’il n’en avait nul besoin : « Après cela, Jésus, qui savait que déjà tout était achevé, dit afin que l’Écriture soit accomplie : ‘J’ai soif.’ » (Jean 19/28). Le « J’ai soif » vient du Psaume 22, verset 15. Sans le commentaire johannique, on ne s’en serait pas douté.
Les exemples de ces reprises sont innombrables. L’ensemble constitue bien un gigantesque travail textuel, un travail de pure littérature. Mais disant cela, je ne donne en aucune façon à ce mot un sens péjoratif. La littérature, que je mets très haut, nous construit, nous donne visage humain. Sans elle, sans le miroir instituant qu’elle nous tend pour nous refléter, nous ne serions que des morts-vivants, comme ces vampires qui, dit-on, ne se reflètent dans aucun miroir. Ou bien nous ne serions que des animaux. « Sans les romans, disait Valéry, comment pourrait-on s’y prendre pour faire sa cour à une femme ? »
Aujourd’hui, la question de l’historicité réelle des épisodes racontés dans les évangiles n’occupe que les croyants littéralistes. Bultmann disait qu’il fallait bien distinguer le Jésus historique du Christ de la foi. Du premier finalement nous savons bien peu de choses. Le second est évidemment respectable en tant qu’objet de foi, mais il n’a rien d’historique. L’Église instituée elle-même ne parle à cette occasion que de « témoins », en entendant par ce mot non des témoins oculaires, mais des témoins de conviction. Et dans sa grande sagesse elle ne donne des événements racontés que des versions, puisqu’elle ne parle que de l’évangile selon un tel, ou un tel.
Je lui ferai simplement un reproche. Elle a vu dans la Bible juive des préfigurations de sa foi (réalisation des prophéties, etc.). Elle y a relevé des symboles de ce qui plus tard devait se produire, par exemple le bois porté par Isaac en vue de son immolation sur le bûcher (Genèse 22/6) symbolisant la croix que bien plus tard Jésus devait porter. Elle s’est donné toute liberté de le faire, soit. Mais une fois ses dogmes établis, elle n’a pas admis que d’autres les interprètent de la même façon. Par exemple après le Concile de Trente l’Église catholique a décrété hérétiques les Tropistes, qui interprétaient symboliquement, par voie de tours ou tropes, l’eucharistie et la transsubstantiation : c’était le cas des Réformés. Il y a là deux poids, deux mesures. Ce que je fais, ne le faites pas... – On peut regretter cette fermeture, cette borne mise à cet infini travail de réutilisation et de réinterprétation qui fait la vie de toute littérature.
A suivre...
Voir aussi :
L'eucharistie comme figure - Le blog de michel.theron.over-blog.fr
¨(Extraits de mes ouvrages) Un auditeur de mon émission Eucharistie , qui est aussi un ami, vient de me signaler que les paroles de la consécration eucharistique portent, aussi bien avant qu'apr...
http://www.michel-theron.fr/article-l-eucharistie-comme-figure-62710062.html
L'eucharistie comme figure
Nota :
Pour approfondir les notions fondamentales du christianisme, on peut se reporter aussi aux 80 émissions de radio que j'ai faites à FM+ Montpellier, à partir de mon ouvrage en deux tomes, Théologie buissonnière. Chaque émission (50 minutes environ) est consacrée à une entrée du livre, correspondant chacune à une notion. Elle est illustrée de musiques appropriées au thème.
Pour cela, taper : Théologie buissonnière, dans le champ Recherche (colonne de droite du blog), et choisir la notion qui intéresse.
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