Le désir qu’on en éprouve semble ne pas avoir de limites, et s’accompagne d’un énorme aveuglement. Ainsi beaucoup d’agriculteurs protestent contre l’interdiction programmée chez nous d’utiliser le glyphosate, un pesticide fortement suspecté d’être cancérigène, et aussi de perturber le système endocrinien. Ils ne voient pas la contradiction où ils se trouvent : d’une part vouloir persister à utiliser un produit dangereux, au motif qu’il est effectivement très efficace, et de l’autre le fait qu’ils en sont potentiellement, eux-mêmes et leurs proches, les victimes. D’ailleurs il vient d’y avoir dans le Bordelais une manifestation contre ce produit des ouvriers agricoles qui, eux, n’ont pas le choix de l’utiliser. Sans parler des pétitions que le grand public a lancées en faveur de l’interdiction.
Cet aveuglement laisse rêveur. Ainsi on raisonne à très courte vue. On ne voit que l’intérêt immédiat, sans se préoccuper du lendemain. L’intérêt financier à court terme passe avant le souci de la santé sur le long terme. Comme dit le vieux proverbe : Auri sacra fames ! (Maudit soit l’amour de l’or !).
Ce qui fait un homme est l’idée d’anticipation, de prévoyance. Les animaux, pour autant que nous puissions le savoir d’après leur comportement, vivent dans le seul présent. Ils ne diffèrent pas une satisfaction immédiate au profit d’un avantage escompté pour l’avenir. Seul l’homme peut le faire. Il est une différence différante.
« Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied, et cueillent le fruit. » Cette remarque de Montesquieu dans l’Esprit des Lois (V, 12) dit exactement ce qui se passe dans notre cas. Mais il me semble qu’elle peut s’appliquer à bien d’autres circonstances et comportements visibles aujourd’hui : on n’anticipe plus, on jouit du seul présent, et on ne pense pas au lendemain qui peut être catastrophique. Si toute civilisation, comme disait Valéry, est perspective, le sens du futur, essentiel pour la définir, disparaît. Aussi meurt-elle, quand ainsi on lâche la proie pour l’ombre.
Article paru dans Golias Hebdo, 19 octobre 2017
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