Nos jugements moraux sont relatifs à l’état de nos organes et à l’acuité de nos perceptions. Diderot l’a bien montré dans sa Lettre sur les aveugles. Ces derniers n’ont pas la même éthique que nous. La plus grande faute pour eux est le vol, parce qu’on peut les voler sans qu’ils s’en aperçoivent. Et à l’inverse de nous, puisque ne voyant pas, ils ne font aucun cas de la pudeur : n’était l’inclémence du temps ils iraient volontiers tout nus.
C’est à quoi j’ai pensé en lisant un intéressant article : La Suisse interdit de plonger les homards vivants dans l’eau bouillante, au nom du bien-être animal (Franceinfo avec AFP, 11/01/2018). Désormais ces crustacés devront être assommés au moyen de chocs électriques entraînant la destruction de leur cerveau avant d’être mis à mort. On pense qu’ils possèdent des systèmes nerveux complexes et qu’ils ressentent de la douleur lorsqu’ils sont ébouillantés. Il est vrai qu’ils ne crient pas, pas plus que le pauvre poisson agonisant de longues minutes à l’air libre, victime du brave pêcheur à la ligne qu’on dit pourtant bien pacifique ! S’ils le faisaient, notre ouïe les prendrait en pitié.
« Nous avons, dit Diderot, de la compassion pour un cheval qui souffre, et aucune pour une fourmi que nous écrasons sous notre talon ». Ici c’est la vue qui est en question : le gros animal nous émeut, pas le tout-petit. Pourrions-nous faire comme ces disciples du jaïnisme indien, chez qui le principe de non-violence (ahimsâ) est si respecté que certains portent devant leur bouche un écran qui les empêche d’avaler les insectes, ou balaient la route devant eux pour ne pas écraser un animal ?
Les végétariens même oublient qu’un végétal, quel qu’il soit, est lui aussi vivant. Que sait-on de ce qu’il ressent ? Et si la carotte criait quand on la mange ?
En fait nous ne vivons qu’en tuant du vivant. La vie de tout être n’est possible que par la mort d’autres êtres. C’est à ce prix qu’elle se perpétue, et le monde n’est qu’un immense massacre. – Faut-il alors être reconnaissant à l’imperfection occasionnelle de nos organes, qui nous aveugle à cette vérité ?
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