C’est un lieu magique, plein de poésie, où l’on va souvent bien sûr prendre son train, mais tout aussi bien parfois simplement regarder arriver et partir les trains, observer la foule, rêver sur le destin des gens qui stationnent ou passent. C’est dans les gares que se font les moments cruciaux de nos vies : ruptures, retrouvailles, ont les quais pour décors. Que de larmes y coulent, de chagrin et de joie ! Impérissables instants ! Attention par exemple à ces amoureux-là, perdus l’un dans l’autre : Qui trop embrasse manque le train...
Pour certains rêveurs, cette contemplation suffit. Un voyage imaginé, à la suite du seul départ observé d’un train, est peut-être supérieur en intensité à un voyage réellement effectué. Dans À Rebours de Huysmans, le héros Des Esseintes projette de se rendre à Londres. Mais la seule ambiance déjà anglaise d’une brasserie proche de la gare lui suffit, et aussitôt après il rentre chez lui. « À quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ? N’était-il pas à Londres dont les senteurs, dont l’atmosphère, dont les habitants, dont les pâtures, dont les ustensiles, l’environnaient ? Que pouvait-il donc espérer, sinon de nouvelles désillusions... ? » (Chapitre XI)
Le même choix d’un voyage imaginaire supérieur à tout réel se trouve dans un petit poème en prose de Baudelaire, intitulé « Les Projets » (n° xxiv). En voici la fin : « Pourquoi contraindre mon corps à changer de place, puisque mon âme voyage si lestement ? Et à quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui-même une jouissance suffisante ? »
... Mais tout cela va maintenant changer. La SNCF, comme elle l’a déjà fait à Saint-Lazare et le prépare à Austerlitz et à Montparnasse, vient de livrer aux convoitises du privé la Gare du Nord. On va y installer 20 000 mètres carrés de surfaces commerciales. Pour prendre le train, il faudra d’abord grimper vers le hall des départs situé au-dessus des voies et cerné de boutiques, avant de pouvoir redescendre sur les quais. Autrement dit la marchandisation de cet espace autrefois magique va l’adultérer tout à fait : la consommation va devenir un passage obligé. Foin des rêveurs désormais ! Et place aux acheteurs ! (Source : Télérama, 11/09/19, p.13)
Quelques architectes de renom ont dénoncé cet assassinat, dans une Tribune du Monde du 4 septembre dernier. Mais évidemment on ne les écoutera pas, en un monde où l’argent est roi. Il suffit de voir comment les entrées de toutes nos villes sont avilies par l’injonction consommatrice des panneaux publicitaires, l’étalage des grandes surfaces, magasins et entrepôts divers. Peut-on imaginer pour le voyageur un accueil plus hideux ?
Faudra-t-il désormais pour rêver aller sur une île déserte ? Mais il n’y en a plus...
Article paru dans Golias Hebdo, 3 octobre 2019
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