On vient d’en avoir un nouvel exemple, avec la demande de déprogrammation du dernier film de Roman Polanski J’accuse, consacré à l’affaire Dreyfus. Elle a été formulée par diverses organisations féministes, en particulier dans le département de la Seine Saint-Denis, au motif que le réalisateur a déjà derrière lui, outre-Atlantique, un lourd palmarès d’ennuis judiciaires liés à une sexualité débridée.
Je trouve cette demande à la fois infondée et dangereuse. Infondée, car elle méconnaît la différence énorme qu’il y a entre l’homme et le créateur. Proust par exemple, dans son Contre Sainte-Beuve, a montré qu’il s’agit de deux êtres tout à fait différents. Le moi de l’artiste n’est pas le petit moi de l’être ordinaire, relevant de ce que Malraux appelait le « misérable petit tas de secrets ». Comme professeur, j’ai constamment mis en garde mes étudiants contre la méthode biographique, issue de Lanson, pratiquée par exemple par le Manuel de Lagarde et Michard. Verlaine implore-t-il le pardon de sa femme dans Sagesse ? Nos deux compères nous avertissent qu’il « semble un peu oublier la gravité de ses torts » ! Mais cela n’a rien à voir avec les si beaux vers intemporels de ce recueil ! Pareillement que nous sert de savoir que Rousseau, auteur d’un très important livre sur l’éducation, ait abandonné ses propres enfants ? Ou que Voltaire l’humaniste ait eu des intérêts financiers dans la traite négrière ? En vérité, seule l’œuvre compte et son retentissement pour le lecteur. Les pamphlets antijuifs de Céline n’enlèvent rien aux cris désespérés du Voyage au bout de la nuit. – J’en parle ici d’autant plus librement que je viens de voir le film de Polanski, et que je l’ai trouvé tout à fait académique et illustratif, œuvre seulement d’un bon artisan et non pas d’un vrai artiste.
Ensuite cette demande de censure est dangereuse, car elle ignore évidemment toute présomption d’innocence, et se substitue directement à l’autorité judiciaire. Outre qu’elle porte atteinte à la liberté d’expression, elle soumet tout à un ordre moral totalitaire, qui est en train de nous submerger. Cette manie de tout juger selon une morale bien-pensante, éternelle donneuse de leçons et adepte d'une forme de terrorisme intellectuel, Nietzsche l’appelait la moraline. Méfions-nous donc, pour reprendre l’expression de Bernanos, de la Grande Peur des bien-pensants !

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