Ce mot barbare surprendra sûrement beaucoup de lecteurs de Golias Hebdo. Mais il désigne un défaut très répandu aujourd’hui, spécialement sur Internet et dans les réseaux sociaux, celui de donner systématiquement son avis sur des sujets qu’on ne connaît pas.
Même confidentiel, c’est un mot pourtant ancien (début du xixe siècle), et on en trouvera la définition sur Wikipédia. L’origine en est l’expression latine Sutor, ne ultra crepidam, c’est-à-dire : « Cordonnier, pas plus haut que la chaussure. » C’est ce qu’aurait dit, selon une anecdote rapportée par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle, le peintre Appelle à un cordonnier qui se permettait de critiquer un de ses tableaux. Par là il le remettait à sa place. En effet on ne peut critiquer l’œuvre d’un peintre que si on est soi-même peintre, ou au moins familier de l’art de la peinture. Un simple cordonnier n’a pas son mot à dire dans ce domaine – pas plus d’ailleurs qu’on ne peut, inversement, lui donner des leçons concernant celui de la chaussure. L’équivalent du proverbe latin serait chez nous : « À chacun son métier, les vaches seront bien gardées. »
Dans cet Internet qui prend le relais de l’ancien Café du commerce, on voit aujourd’hui s’étaler sur fond de totale ignorance la prétention à donner immédiatement son opinion sur n’importe quel sujet. Et moins on connaît de choses, plus on est sûr de soi – alors que c’est l’inverse dans le cas contraire : plus on en connaît, plus on doute.
Ainsi en cette période de crise sanitaire on peut entendre des phrases comme : « Je ne suis pas médecin, mais je pense que... » Autrement dit, il n’est pas nécessaire de savoir quelque chose pour en parler. On reste par là au niveau de ce que Platon appelait l’opinion (la doxa), par opposition à la science (l’épistémé).
C’est le lot aussi des sondages d’opinion. Comment une personne même de bonne volonté peut-elle, sans compétence particulière, dire un avis motivé sur n’importe quelle question ? C’est d’autant plus problématique que les politiques naviguent en fonction de ces mêmes sondages et fondent sur eux leur action. Il est vrai qu’eux-mêmes ne maîtrisent pas toujours le domaine dont ils parlent, et font passer dans leur discours rhétorique et langue de bois (xyloglossie) avant tout contenu substantiel.
« La belle chose que de savoir quelque chose ! » Monsieur Jourdain a bien raison. Au moins j’espère que mes lecteurs tireront un petit gain de ce billet, quand bien même ne seraient-ils qu’enrichis par ce nouveau mot dont on ne sait encore si les dictionnaires courants le reprendront : « Ultracrépidarianisme » !
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N.B. Pour plus de renseignements sur l’Ultracrépidarianisme, cliquez : ici.
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