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lle mène, dit Thomas Mann dans La Mort à Venise, « à l’abîme ». Pourquoi ce paradoxe ? La sauvagerie ne s’éveille pas forcément en nous quand la beauté s’éclipse, à l’occasion des guerres par exemple : l’âme peut alors au moins s’ouvrir à la pitié. La visite d’un hôpital ne rend pas cruel. Mais le kitsch, les paillettes et le strass de la télévision, si.
Une beauté trop lisse nous provoque. Soit une belle après-midi d’été, au bord d’une pelouse inondée des rayons du soleil couchant, dans un décor paradisiaque : nous y pouvons sentir l’indifférence de la nature, et l’artifice de tout ce décor, eu égard à ce que nous pouvons être, aussi, au fond de nous-mêmes, un être plein de peines et de gouffres. Loin d’en être apaisés, la beauté alors nous insulte, par l’ironie qu’elle nous fait sentir dans ce qu’elle nous montre, à côté de ce que nous recélons en nous.
Les films d’épouvante jouent souvent là-dessus : ils commencent dans le calme, l’anodin, l’irénisme des beaux quartiers, des belles pelouses, etc., et ils s’achèvent dans l’horreur. Transition symbolique. Ce n’est pas la vue du sang qui trouble ou scandalise, mais, parfois, ce qui le fait oublier. Un être n’est pas seulement peau ou bel aspect, il est tout ce qu’il y a en-dessous : nerfs, viscères, organes et chair. Sous la peau, les veines, la sanie, les os. Prenons leçon de l’anatomie, des opérations chirurgicales. L’être a deux pôles : la Vénus de Milo, et l’Écorché. Toute haute culture le montre, toute culture abâtardie le nie. L’horreur est humaine, et il faut rendre compte de l’homme complet.
En un sens, la beauté n’est-elle pas une promesse, un teasing décevants ? Peut-être attendons-nous dans la beauté des choses quelque chose qui jamais ne vient : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? – Je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie. » Aussi faut-il, comme le dit Paul-Jean Toulet, « prendre garde à la douceur des choses… » Car ce que nous voyons, si beau soit-il, peut en un clin d’œil disparaître : rien ne nous est définitivement donné. Et comme un vrai coup de poignard la beauté peut nous tuer en nous sidérant.
Objectivement, le top model des magazines est une insulte à la ménagère de banlieue, vieillie ou enlaidie. Qu’elle ne s’en accable et désole pas trop pourtant. Disons-lui alors que cette beauté lisse, d’ailleurs artificiellement retouchée, « photoshopée », ne dure pas toujours. Tout ce qui vit vieillit, ou vieillira. Il ne faut rien exclure ici, et tout garder. À Dieu la beauté, au Diable la varice !
7 octobre 2010
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Ce texte est paru dans le journal Golias Hebdo. D'autres textes comparables figurent dans l'ouvrage suivant, dont on peut feuilleter le début (Lire un extrait), et qu'on peut acheter sur le site de l'éditeur (Vers la librairie BoD). Le livre est aussi disponible sur commande en librairie, ou sur les sites de vente en ligne.
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DESCRIPTION
Les textes composant cet ouvrage sont tous parus, sous leur forme initiale, dans un journal hebdomadaire. Souvent inspirés par l'actualité, ce qui les rend plus vivants, ils ont cependant un contenu intemporel, et se prêtent toujours à une réflexion philosophique. Ils peuvent servir de points de départ pour la réflexion individuelle du lecteur, mais aussi ils peuvent alimenter des débats thématiques collectifs (cours scolaires, cafés-philo, réunions de réflexion...).
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