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l semble aujourd’hui que le langage s’adoucisse à proportion que la dureté de la vie augmente. La pratique de l’euphémisme se généralise, comme si on changeait quoi que ce soit aux réalités en changeant la façon de les nommer.
La liste de ces impostures langagières, qui sont marques évidentes d’aveuglement, est infinie. Ainsi un chômeur devient un demandeur d’emploi ; un pauvre, un économiquement faible ; un aveugle, un non voyant ; un dément, une personne désorientée ; un nain, une personne de petite taille ; un vieillard, une personne âgée ; une prison, un lieu de privation de liberté ; la simple publicité ou la réclame, la communication ; un avortement, une interruption volontaire de grossesse, etc. La périphrase sert à voiler les choses, à dire autour d’elles, comme le dit son étymologie. C’est un manteau hypocrite qui couvre le réel dans sa nudité, ou un regard oblique ou biaisé, qui empêche de le voir frontalement.
Le peuple, qui n’est pas toujours au fait de ces artifices rhétoriques, s’y laisse prendre volontiers. Il peut s’enorgueillir de l’euphémisme qu’on utilise pour modéliser ainsi sa situation, et se dispenser de voir, pour un temps au moins, la réalité de ce qu’il vit. Les dirigeants quant à eux s’en servent pour endormir leurs assujettis, les anesthésier. On prend les hommes comme les lapins, par les oreilles.
Je me demande tout de même quelle idée claire et nette peut se dégager de toute cette bouillie verbale, langue de bois ou langue d’agglo, et quel vrai dialogue peut se nouer entre ceux qui la pratiquent. Ne faudrait-il pas, au contraire de tout ce brouillard et à quelque bord qu’on appartienne, une lucidité minimale, quand on s’occupe d’organiser les affaires humaines ?
Un disciple de Confucius lui demanda un jour quelle lui semblait être la première tâche à faire pour le souverain d’un pays. Il répondit : restaurer le sens des mots. Et il expliqua : « Si les dénominations ne sont pas correctes, si elles ne correspondent pas aux réalités, le langage est sans objet. Quand le langage est sans objet, l’action devient impossible, toutes les entreprises humaines se désintègrent, et il devient impossible et vain de les gérer. » N’en sommes-nous pas là aujourd’hui ?
28 mai 2009
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Ce texte est d'abord paru dans le journal Golias Hebdo. D'autres textes comparables figurent dans l'ouvrage suivant, premier tome d'une collection, dont on peut feuilleter le début (Lire un extrait), et qu'on peut acheter sur le site de l'éditeur (Vers la librairie BoD). Le livre est aussi disponible sur commande en librairie, ou sur les sites de vente en ligne.

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DESCRIPTION
Les textes composant cet ouvrage sont tous parus, sous leur forme initiale, dans un journal hebdomadaire. Souvent inspirés par l'actualité, ce qui les rend plus vivants, ils ont cependant un contenu intemporel, et se prêtent toujours à une réflexion philosophique. Ils peuvent servir de points de départ pour la réflexion individuelle du lecteur, mais aussi ils peuvent alimenter des débats thématiques collectifs (cours scolaires, cafés-philo, réunions de réflexion...).
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