Un ancien article (09 décembre 2021) :
On dit qu’elle est une perte de lucidité. Je pense qu’elle peut être exactement le contraire, être causée par une lucidité maximale, un regard aigu porté sur tout ce qui entoure. En sorte qu’au lieu de « fou à lier » on pourrait dire : « lucide à lier ».
C’est à quoi j’ai pensé en revoyant sur Arte la version finale d’Apocalypse now, de Coppola. Le Colonel Kurtz, dans ce film, bascule du côté sauvage (On the wild side) après avoir vu le décalage énorme qu’il y a entre les idéaux civilisationnels affichés par son pays, et les horreurs réelles où conduit la guerre qu’il mène. Il ne comprend pas pourquoi on forme des soldats pour déverser le feu sur les Vietnamiens, et pourquoi on leur interdit d’écrire des gros mots sur les bombes qu’ils vont lâcher, au prétexte qu’il y a là une « obscénité » ! La vraie obscénité au contraire est dans l’œuvre de mort elle-même à laquelle ils donnent la main, et non dans le langage qu’ils emploient. La civilisation autorise l’horreur, mais refuse qu’elle soit nommée en tant que telle. Elle suppose une hypocrisie majeure : permettre l’abominable, mais regarder ailleurs quand il s’agit de l’évoquer. On pratique donc la restriction mentale, l’autocensure. Et c’est contre cette scission fondamentale, cette situation schizoïde, que se dresse celui qu’on appelle fou, et qui ne fait pourtant que la dénoncer.
J’ai pensé aussi au film de Scorsese Taxi Driver, où un conducteur de taxi, vétéran de la même guerre, brûlé par l’insomnie et la vision constante du même décalage entre ce qu’on lui a appris et ce qu’on ne cesse de proclamer comme idéal, en vient à basculer lui aussi dans la folie meurtrière, et à se comporter en Ange exterminateur – dans un pays où, dit-il, on apprend à tuer à ceux à qui on ne cesse de répéter depuis l’enfance : « Tu ne tueras point ».
Chez nous, Antonin Artaud aussi a dénoncé cette hypocrisie et ce double comportement. Il me semble que tant que la civilisation l’exigera, il y aura toujours en son sein quelque fissure (Freud appelait cela un « malaise »), qui pour certains est un abîme béant. Il n’est pas étonnant qu’ils s’y précipitent, par excès même de lucidité, et aussi de sensibilité. Deux qualités pourtant, mais qui les mènent à leur perte. La folie n’est que l’ombre du processus civilisateur lui-même : elle se nourrit des dissimulations et des exclusions qu’il opère, et qui sont insupportables à qui les voit en face.
Article paru dans Golias Hebdo, 09 décembre 2021
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