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n sera bien surpris à voir que nos contemporains en très grand nombre ont passé l’été 2013 à photographier leurs pieds, qu’ils ont exhibés ensuite sur Instagram.
Il suffit de taper #Instapied sur Internet pour voir le résultat. Le pied s’y montre dans tous ses états, nu, chaussé, etc., à la grande jubilation des expéditeurs. Ils ont ici bien vérifié l’expression triviale : « prendre son pied. »
Comment a-t-on pu arriver à un tel narcissisme et à une telle ineptie ? Comment une civilisation qui a produit les plus grands artistes en est-elle venue là ? Et que diront sociologues et historiens qui plus tard se pencheront sur ce phénomène ?
Ils concluront à un total abrutissement des esprits, à une totale déculturation, et ils auront raison. En vérité chacun, comme disait Warhol, peut avoir aujourd’hui son « quart d’heure de célébrité », fût-ce en exhibant ses pieds. Mais on oublie que quand tout peut arriver, et même de la plus idiote façon, plus rien n’est vraiment intéressant.
En fait, les commentaires postés sur le site en question le montrent, ce qui compte aujourd’hui est l’amusement, un caractère ou un éthos que Baudrillard appelait la fun morality. Notre époque voit la venue en masse du LOL, mot provenant d’Internet, et tiré de l’anglais Laughing out loud, « rire aux éclats ». Ce fameux LOL, ce rire débile devant n’importe quoi, touche même le monde des journalistes, pour qui les informations doivent faire rire plutôt qu’être sérieuses, comme le montre par exemple un excellent article de Télérama, « Les journalistes sont-ils des rigolos ? » (02/10/13, pp.34-36)
En fait cette tendance actuelle n’a rien à voir avec le vrai humour, et en réalité cette propension à se moquer systématiquement de tout recouvre en réalité un grand cynisme et un grand conformisme.
Déjà Lipovetsky dans son Ère du vide avait relevé l’existence dans notre modernité de ce pseudo-humour euphorique et convivial, ne reculant pas devant la méchanceté gratuite, méprisante et rabaissante, pour caresser les gens « dans le sens du poil », par pure démagogie, en ne leur présentant que ce qu’ils attendent dans le plus bas côté de leur nature.
« Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre. » Peut-être… Mais il y a toujours des êtres petits qui se moquent de ce qu’ils ne peuvent pas comprendre.
[v. Narcissisme]
> Article paru dans Golias Hebdo, 24 octobre 2013
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DESCRIPTION
Les textes composant cet ouvrage sont tous parus, sous leur forme initiale, dans un journal hebdomadaire. Ils concernent des sujets d'actualité étranges, bizarres, insolites, souvent amusants, mais se prêtant toujours à un commentaire philosophique. Ils peuvent servir de points de départ pour la réflexion individuelle du lecteur, mais aussi ils peuvent alimenter des débats thématiques collectifs (cours scolaires, cafés-philo, réunions de réflexion...).
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