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près l’assassinat dans la région parisienne et par la main d’un fanatique de notre malheureux professeur et collègue, je me suis mis, à propos des caricatures de Charlie Hebdo, à repenser à la notion de blasphème.
Elle suppose un lien fort, de type reproductif, entre la représentation d’une chose et la chose elle-même. Or, dans quelque langage que ce soit, la représentation de quelque chose n’est pas la chose. Représenter n’est pas reproduire. Le mot chien ne mord pas, il n’est qu’un son, au reste différent dans les différentes langues : on le sait depuis l’épisode biblique de Babel, où Dieu a diversifié les langues pour confondre les hommes.
Pareillement dans le monde des images, ainsi que Magritte par exemple l’a bien montré. Sous l’image très ressemblante ou réaliste d’une pipe, il a mis en légende : « Ceci n’est pas une pipe », voulant signifier par là que ce n’en est qu’une image, une représentation. Nous sommes dupes ici d’une vieille illusion : l’illusion référentielle. Les signes en vérité, s’ils font bien penser aux choses, ne les contiennent pas, dans tous les sens de ce mot – recéler, et limiter.
On peut penser à Cratyle qui dans le dialogue éponyme de Platon croit sans réfléchir à ce lien intrinsèque entre le signe verbal et la chose qu’il désigne. Et aussi à la querelle qui opposait au Moyen Âge les Réalistes aux Nominalistes. Les premiers défendaient une adhérence du signe à la chose, que les seconds niaient. Ce sont pourtant eux qui avaient raison.
Et leur position est la plus pieuse il me semble, puisqu’elle rend mieux compte de la transcendance de Dieu : comment penser qu’il se résume au nom qui l’exprime, ou à telle image censée le représenter ? Il est comme cette « Grande Image » dont Lao-Tseu dans le Tao-te-King dit qu’elle « n’a pas de forme ».
« Celui qui parle, ne sait pas. Celui qui sait, ne parle pas. » À cette remarque du même Lao-Tseu fait écho chez nous la théologie négative ou apophatique, pour laquelle Dieu est plus grand que tout ce qu’on peut en dire. Cela se voit dans l’expression arabe Allah akbar !, où akbar est un comparatif (dit ici élatif). Donc tout ce qu’on en peut imaginer, représenter, etc., est éminemment relatif, pour ne pas dire sans importance.
Je ne crois pas que ceux qui poussent ce cri en comprennent la signification. C’est bien dommage : ils ne voient pas que Dieu excède tout discours et toute représentation humains, que s’attacher à ces derniers est précisément idolâtrie – et donc que la notion de blasphème n’a aucun sens.
Mais, comme disait Voltaire, « Que répondre à celui qui s’imagine gagner le ciel en vous égorgeant ? »
Article paru dans Golias Hebdo, 29 octobre 2020
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Ce texte est extrait d'un des deux tomes de mon ouvrage Chroniques religieuses. Pour plus de détails sur ces deux livres, cliquer: ici.
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