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23 octobre 2010 6 23 /10 /octobre /2010 23:02

¨(Extraits de mes ouvrages)

Voici un extrait du chapitre 5, L'homme symbolique, de mon ouvrage Comprendre la culture générale. Légèrement augmenté par rapport à l'édition initiale, il s'intitule : Anthropologie du Diable.

 


Le Diable par exemple, auquel il est si utile de croire, pour l’âme ou pour l’esprit, a été systématiquement « démoli » dans la conscience occidentale depuis le XVIe siècle. Pourtant, Luther, dit-on, lui avait jeté son encrier à la face. 

Au Moyen-Âge, lorsqu’un homme ne se possédait plus, était pris de convulsions, la bouche écumante, etc., on disait qu’il était possédé par le démon, sous influence, travaillé ou détenu par une puissance étrangère : énergumène (energoumenos). Et on appelait un exorciste, pour chasser cette influence. Aujourd’hui, le médecin psychiatre remplace l’exorciste, la possession s’appelle psychose (schizophrénie, etc.). L’internement a remplacé le vieux rituel de délivrance, la camisole d’abord, puis la camisole chimique, l’abrutissement par les médicaments, ont remplacé les formules magiques. Mais on n’a changé que les dénominations : le cerveau du schizophrène, à l’autopsie, est-il différent des autres cerveaux ?

La barbarie elle-même n’a pas forcément changé. Bien sûr, le bûcher a brûlé les démoniaques. Mais que dire des douches, des électrochocs, des lobotomies ? Il y a une barbarie psychiatrique, que montre le film de Milos Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou.

Voyez aussi sur cette barbarie le film de Ken Loach, Family life, ou encore la dernière partie d'Orange mécanique, de Kubrick. – Il me semble que la psychiatrisation, et en générale toute médicalisation systématique des problèmes des hommes, les désinstitue en tant qu’êtres humains. Porter sur quelqu’un le diagnostic de folie est le meilleur moyen de l’éliminer, de le tuer spirituellement. Mieux vaut parfois l’exposition à la justice et au châtiment que de décréter quelqu’un fou. Raskolnikov décrété irresponsable n’aurait plus de possibilité de rachat, serait désinstitué, une fois disparu le miroir représentatif et structurant où il pourrait se construire. Les constructions symboliques sont garantes d’humanité.

L’enfant même le sent : il y a des cas où le contrôle de soi est inopérant, des forces intérieures incoercibles l’habitent. Il écume lui aussi, trépigne, « rugit » : le caprice survient, telle une brève folie. La gifle du père est l’exorcisme, inévitable...

Ira furor brevis, dit Sénèque : la colère est une brève folie. Les Anciens ont toujours considéré la folie comme un châtiment des dieux. Quos vult perdere, prius dementat : la divinité rend fous ceux qu’elle veut perdre. L’histoire d’Ajax devenant fou, dans la tragédie de Sophocle, le montre assez.

Notez ici qu’il y a toujours eu un lien entre la folie et les dieux, le contact des dieux ou le rapport avec eux. L’épilepsie par exemple était possession divine, avant qu’Hippocrate ne l’appelle « la maladie prétendument divine ». La « modernité » occidentale commence là. – Ce n’est pas pour rien que Muichkine, personnage « christique » héros de L’Idiot de Dostoïevski est épileptique.

C’est cette dimension, divine, ou sacrée, ou diabolique, qui a été perdue à l’époque moderne. Si l’on s’avise de réclamer à un pasteur, peut-être même aussi à un prêtre (l’église catholique de nos jours devenant par maints côtés rationaliste et protestante), les services d’un exorciste, il risque de nous adresser à un psychiatre... Le diable aujourd’hui est au chômage, on croit à l’hygiène, à la santé du corps, non au démon : Valéry dans Mon Faust montre le diable d’aujourd’hui comme un « pauvre diable », sans emploi.

Et pourtant qui ne voit que cette construction symbolique du démon, et les récits ou les fictions qui lui donnent corps et s’en alimentent, sont d’une extrême profondeur ? Qui ne se sent, ne s’est jamais senti, une fois dans sa vie, double ? Homo duplex. D’Aurélia de Nerval à L’étrange histoire de Dr Jekyll et Mr Hyde, de Stevenson, en passant par Le Horla de Maupassant, les textes et œuvres foisonnent, qui montrent que l’homme n’est pas toujours le maître dans sa propre maison. Il y a, en nous, un être autre que nous-même, contre les sollicitations duquel maintes fois nous ne pouvons rien.

Tout cela devrait nous inviter à la prudence, et nous montrer les dangers ou l’inconscience qu’il y a dans une attitude systématiquement « mélioriste » envers l’histoire, la vie politico-sociale, la culture ou la vie de l’esprit, etc. « Optimiser », améliorer, intervenir à tout propos, en toutes choses, est une attitude souvent bien naïve. Comme celle qui consisterait à dire que le Moyen-Âge, où l’on croyait au Diable, était une époque archaïque : la nôtre au contraire, où l’on croit au progrès, serait enfin civilisée... « Heureusement, nous ne sommes plus au Moyen-Âge... », entend-on dire souvent, aux Monsieur Homais modernes. Il n’y a rien de si sot que cette formule si répandue aujourd’hui.

Lors de l’exécution de Gilles de Rais, le « Barbe-Bleue du Moyen-Âge », égorgeur d’enfants, la foule entière a prié pour le salut de son âme, y compris les parents des petites victimes, ainsi que le rapporte Huysmans dans Là-Bas. Était-ce là une époque « obscure » ? Aujourd’hui, dans les grandes villes, la foule passe anonyme et indifférente à côté d’un corps humain étendu sur le trottoir : encore un ivrogne, pense-t-on, un clochard, un paresseux ; on ne s’enquiert pas de savoir si ce n’est pas un passant qui a eu un malaise. Où est l’époque la plus barbare ?

Jamais le Moyen-Âge n’a connu la barbarie où a versé notre siècle : la barbarie stalinienne ne le cède en rien en horreur à la barbarie nazie, le Goulag n’est pas inférieur à Auschwitz. Le XXe siècle pourtant était très cultivé, très civilisé, très rationaliste et très « savant ». L’Allemagne abondait en penseurs, intellectuels. Pays des Herr Doktor, Herr Professor... Cela n’a pas empêché la venue du Wildermann, ou homme sauvage. Peut-être même cela l’a-t-il causé : car le positivisme est l’ignorance de l’essentiel. A force de nier le Diable, disait Jung, nous avons ouvert toutes grandes les portes de l’Enfer. La plus grande ruse du Diable, affirmait déjà Nietzsche, est de nous faire croire qu’il n’existe pas. (pp.109-111) 


    Couverture de Comprendre la culture générale 

 

Lien pour cet ouvrage : cliquer ici

 

Pour écouter le développement de ce thème en émission de radio : cliquer ici et ici.

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  • Agrégé de lettres, professeur honoraire en khâgne et hypokhâgne, écrivain, photographe, vidéaste, chroniqueur et conférencier (sujets : littérature et poésie, stylistique du texte et de l'image, culture générale et spiritualité).
  • Agrégé de lettres, professeur honoraire en khâgne et hypokhâgne, écrivain, photographe, vidéaste, chroniqueur et conférencier (sujets : littérature et poésie, stylistique du texte et de l'image, culture générale et spiritualité).

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