Voici un extrait du chapitre central de mon livre La Source intérieure, qui s'intitule : « Du bon usage de l'amour » :
... Préférons la lucidité au cantique. Dans l’amour, nous avons souvent l’ambition d’une symbiose, d’une union symbiotique, peut-être comparable à celle du fœtus dans le ventre de sa mère : « Allo ! Maman, bobo ! » Mais en fait, à l’inverse de ce que peut prétendre la doxa (l’opinion publique), surtout ce qu’elle est devenue chez nous depuis le Romantisme, la fusion dans l’amour n’existe pas. C’est déjà bien assez de veiller sur la solitude de d’autre : « Deux solitudes qui se bornent, se protègent, et se rendent hommage », dit Rilke, dans ses Lettres à un jeune poète. Admirable formule… Maintenir l’autre à une certaine distance, c’est la meilleure façon de le voir en entier, se découpant nettement et bellement, pour reprendre encore une image de Rilke, sur fond de ciel.
« Versez-vous à boire, mais ne buvez pas dans le même verre », dit Gibran dans Le Prophète. Il y a d’énormes dangers dans une proximité excessive : deux arbres plantés trop près l’un de l’autre se font de l’ombre, et ne poussent pas suffisamment. La promiscuité est meurtrière. Peut-être faut-il ici rompre avec l’injonction sociale, et prendre de nouvelles devises : Toi sans toit. Pas de vie commune (dans les deux sens du mot). Peut-être nous faudra-t-il encore écouter La non demande en mariage, de Georges Brassens, qui ne fait que reprendre les idées d’Armande face à Henriette au début des Femmes savantes de Molière.
C’est ainsi seulement qu’on respecte l’autre. Mais la plupart des gens instrumentalisent autrui. Ne pouvant supporter leur solitude, ils se fuient eux-mêmes en se cramponnant aux autres. Ils les vampirisent et s’en nourrissent. Ils se décentrent donc, se détournent d’eux-mêmes, ce qui est le propre du divertissement (lat. divertere : détourner). Ils vivent par les autres et pour eux-mêmes, alors qu’il faudrait vivre par soi-même et pour les autres. Il suffit de lire les petites annonces des Rencontres dans les journaux. Elles sont toutes finalisées ou hypothétiques, jamais désintéressées : « N’en pouvant plus de solitude, cherche l’âme sœur ». Mais c’est traiter autrui, au rebours de ce que conseille Kant, toujours comme un moyen, jamais comme une fin. C’est le réifier. Pourquoi alors ne pas prendre un animal de compagnie ? L’âme sœur finit au poisson rouge…
Regardons autour de nous. On ne se sent vivre que par les autres. Quelle détresse ! En fait, on confond toujours l’égoïsme (penser à soi) avec l’égocentrisme (ne penser qu’à soi). Le premier n’est pas un défaut, à la différence du second...
(pp.54-56)
J'ai souvent donné ce conseil à telle ou telle jeune femme que j'ai rencontrée : « Si votre compagnon vous dit : 'On s'aime, il faut qu'on vive ensemble', laissez-le : c'est un analphabète du cœur... »
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