Qui ne voudrait être materné, c’est-à-dire recouvert d’un amour indéfectible, et indéfiniment protégé contre tout ce qui pourrait arriver de fâcheux ? Cependant un minimum de réflexion nous montre que ce n’est pas possible, pour des adultes mûris, et même que ce n’est pas souhaitable, car déresponsabilisant et infantilisant.
Pourtant la mode est aux paroles et aux attitudes « maternantes ». Ainsi un slogan récurrent accompagnant un jingle de Radio Classique est : « La radio qui vous aime ! » Et aussi, à la fin de Vox Pop, l’émission qui passe sur Arte chaque dimanche soir, le présentateur s’adresse ainsi aux téléspectateurs : « Je vous embrasse, vous les 509 millions d’Européens et Européennes ! »
Cela laisse rêveur. Est-on vraiment rassuré d’être « aimé » par une radio ? Ou content d’être « embrassé » par un journaliste ? D’abord c’est là confondre les espaces, mêler le domaine public, où une distance est toujours nécessaire, et le domaine intime, privé, qui implique réserve, apprivoisement, lente progression dans le type de contact. Souvenons-nous de ce que dit le Renard au Petit Prince chez Saint-Exupéry : apprivoiser signifie créer des liens. Aimer une rose par exemple suppose beaucoup de temps : c’est celui qu’on lui aura consacré qui la fera importante à nos yeux... Supprimer tout cela d’emblée, aller directement à l’« amour » ou au « baiser » est anthropologiquement parlant une catastrophe. On pourrait en dire autant de ce tutoiement qui se généralise aujourd’hui : en quasi règle sur Internet, il se répand fâcheusement dans la vie courante, au mépris de l’intimité et de la réserve. Pour certains êtres sensibles, c’est absolument meurtrier : si on te tutoie, on te tue, toi.
La mode est de faire du monde un univers de Bisounours, de faire croire aux gens qu’on peut vivre toujours à Disneyland. L’imposture est d’autant plus grande que les véritables conditions de vie sont de plus en plus dures. Jamais, me semble-t-il, le décalage entre les slogans rassurants, consolateurs, et la réalité n’a été aussi grand qu’aujourd’hui. Méfions-nous donc du « maternage », de la fusion amniotique. Il faut sortir de la matrice, et affronter le réel. Au reste tout homme est vulnérable par où il tient à sa mère. Sachons comprendre la fable grecque : Achille était vulnérable à l’endroit de son corps par où sa mère l’avait tenu.
Nota : Un recueil de toutes les chroniques précédentes, que j'ai données à Golias Hebdo de fin décembre 2008 à début mars 2014, est disponible en version enrichie, avec regroupement thématique des notions, et assorti de nombreux liens internes et externes facilitant son exploitation, sous forme de livre électronique multimédia :
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